CINÉMA

"Triangle of Sadness" ou le naufrage des pourris gâtés

Publié le

5 octobre 2022

Le nouveau film de Ruben Östlund, lauréat de la Palme d’or du Festival de Cannes 2022, a provoqué un tsunami médiatique depuis sa sortie en salles mercredi dernier. Décryptage d’une satire trash et décapante sur un "beau petit monde" condamné à son irréversible noyade.

Le rideau feutré de la Fashion Week est finalement tombé sur la capitale mardi 4 octobre. Nous retiendrons cette image poétique d’un corps, celui du mannequin Bella Hadid, peint au spray jusqu’à ce qu’esquisse d’une robe ne se fasse deviner, au défilé Coperni. Le film Sans Filtre s’ouvre, lui aussi, sur une scène de défilé, auquel participe un couple de mannequins – "Attendez… on vous demande de marcher et de sourire ? Ce n’est pas trop dur ?".  Le ton est donné. A nous de constater - sans grande surprise - que le réalisateur dépeint férocement, en 2h20, le monde de la mode et de l’influence.

Jacuzzi et jalousie

Allouons tout d’abord à Sans Filtre (Triangle of Sadness), sa triste ritournelle de superficialité(s), rondement menée par des personnages aussi creux les uns que les autres, et cette jolie pièce montée de péchés capitaux (capitalistes selon Ruben Östlund). Pour en couper quelques tranches ; un capitaine de yacht de luxe (l'excellent Woody Harrelson) commande un hamburger-frites au dîner parce qu’il n’est "pas fan de la gastronomie". Un mannequin exécrable, sosie d'Emily Ratajkowski, tape la pose devant un plat de pâtes, avant d’avouer qu’elle est en fait intolérante au gluten. Ou enfin, une sexagénaire décolorée se persuade, dans un monologue affligeant - un verre de champagne à la main et le corps englouti sous les bulles d’un jacuzzi chauffé, que "nous sommes tous égaux".

"Oui…Oui, bien-sûr", acquiesce timidement une jeune hôtesse – qui, à l’image de la télé-réalité américaine "Below Deck" (2013 – 2022), a la triste consigne de pas contredire les passagers, sous peine de se voir refuser un généreux pourboire à la fin du voyage. Cerise sur le gâteau, les personnages de Yaya (Charlbi Dean) et de Carl (Harris Dickinson) sont d’autant plus fascinants qu’ils portent le poids de tous les défauts de notre société individualiste. Pétris de frustrations obsessives, d’affirmations autocentrées, et prisonniers de l’usage excessif qu’ils font de leurs smartphones, ils sont tous deux engouffrés dans un mutisme consensuel que seule la jalousie parvient parfois à briser.

Débordement de clichés

Alors, lorsque toute cette ribambelle de riches désabusés embarque à bord d’une croisière de tous les excès, et qu’une tempête nocturne vient faire trembler les assiettes de caviar jusqu’à ce que l’image elle-même nous donne envie de régurgiter notre dîner, le début de la déchéance est annoncée. L'opulence démesurée de Sans Filtre n'est pas sans rappeler le "festin de Gervaise", décrit avec ce même réalisme cru dans L’Assommoir. Tout comme dans l’œuvre d’Émile Zola, c’est dans des moments sous-tendus de tensions sociales, que les propos débordent, que les verres se renversent et que les cœurs remontent aux lèvres.

"La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaient des faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrières de gens riches, crevant de prospérité"

Émile Zola, L’Assommoir

Loin de se complaire dans un "rythme de croisière", Sans Filtre ne dorlote pas ses spectateurs. Alors que les plus sensibles (et émétophobes) s’abstiendront tout simplement de s’aventurer sur le yacht, d’autres se prendront au jeu de cette cynique comédie – embaumée par une délicieuse… puis écœurante, effluve d’absurdité. Ainsi, bien que succédant à deux premières parties parfois jouissives dans leur démonstration de la bêtise humaine, la troisième se perdra dans ses longueurs et des propos de plus en plus confus, voir superflus. Excessif à bien des égards – le film ne laisse pas de marbre, mais perdra tout de même, au fil de ses trois tableaux narratifs, un peu de sa subtilité originelle, tant ses personnages s’engonceront dans des archétypes caricaturaux dénués d’émotions et de profondeur. Reste à reconnaitre cependant que son talentueux réalisateur (déjà récompensé pour le tout aussi dérangeant The Square, en 2017) possède une certaine habilité à choquer, s’emparer et étirer jusqu’au grotesque malaise, les maladies modernes de notre société.

Sans Filtre, Triangle of Sadness, actuellement en salles.

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