INTERVIEW

Stéphane de Bourgies : "Il faut réussir à mettre de soi dans les portraits que l’on fait des autres."

Publié le

23 avril 2023

Plus qu’un portraitiste de talent. Derrière son objectif, Stéphane de Bourgies immortalise l’âme des personnalités qu’il photographie et son style singulier, fait de contrastes francs, en noir et blanc. Entre marques du temps, tempéraments évidents et poses assurées, ses clichés du réalisateur Martin Scorsese, de l’acteur John Malkovich, du chef Alain Ducasse ou de la chanteuse Aya Nakamura, illustrent un travail d’observation précis et constant pratiqué depuis plus de quarante ans. Rencontre avec un artiste charismatique qui a fait de ses fêlures, une force créative et de son expérience, une signature intemporelle.

Autoportrait ©Stéphane de Bourgies

Tel un antre paisible et propre au développement artistique, le studio de Stéphane de Bourgies traduit fidèlement les contours de la personnalité en relief de son propriétaire. Dans cet espace de travail, situé dans le XIème arrondissement de Paris, où il vit depuis plus de vingt-cinq ans, le portraitiste se livre avec entrain et minutie. A quelques mètres du set, entouré de ses images grand format en noir et blanc et de ses dernières parutions, pour Forbes France notamment, il revient sur ses débuts, ses mentors, ses rencontres inoubliables, sa famille, sa complicité avec les plus grands chefs français et ses projets.

On peut parler d’une vocation photographique ?

Oui, comme je dis souvent : "Je ne sais faire que ça !". J’ai commencé très tôt, vers 16-17 ans, par du reportage à la librairie Delamain, place du Palais-Royal. La mère d’un copain qui travaillait dans cette librairie m’a proposé de venir faire des photos pendant des séances de dédicace littéraire. Le patron de la librairie a adoré et il m’a acheté ces images. J’ai commencé à gagner ma vie comme ça. Et puis, à l’époque, pour me faire plus d’argent de poche, je faisais du baby-sitting et le hasard a fait que j’ai gardé le fils de Nino Cerruti. Au bout d’un an, j’ai travaillé en extra dans une de ses boutiques, place de la Madeleine, et j’ai traversé la rue pour aller voir l’attachée de presse, dans les bureaux d’en face, et lui demander de photographier des défilés. Elle m’a dit : "Bien sûr". J’étais envoyé par Nino… ! Je photographie alors un défilé, elle adore et j’enchaîne les shows. Je suis allé voir d’autres maisons comme Chanel, Issey Miyake, Saint Laurent… Après avoir fait beaucoup de reportages, je voulais être plus qu’un témoin et créer.

En parallèle, j’avais fait une école de photo et par l’intermédiaire d’un ami, j’ai rencontré le photographe Henri Coste, qui faisait une sorte de workshop à l’américaine. C’est une des grandes rencontres de ma vie. Il est devenu mon maître de l’image et aussi mon meilleur ami puisque j’ai perdu mes parents très tôt, à 24 ans. Il m’a appris toute l’exigence, le travail de lumière et le regard sur les autres… J’ai compris que je voulais vraiment faire du studio. J’en ai trouvé un vers Nation et j’ai commencé à faire des pochettes de disques etc… Et depuis vingt-ans, je vis maintenant ici, entre le premier étage et ce studio. C’est un véritable repère. Entre-temps, je me suis marié avec Véronique, avec qui nous avons adopté deux enfants à Madagascar. Ils ont aujourd’hui 19 ans et 22 ans. Le 13 novembre 2015, lors des attentats, ma femme, qui dînait avec des amis dans un restaurant, a été assassinée. Ma famille, mes enfants, mes amis et mon travail ont été de véritables moteurs. Beaucoup de mes amis sont des chefs cuisiniers et avec leur aide, j’ai perpétué l’engagement de ma femme au sein de la fondation Zazakely Sambatra — "enfant qui devient heureux" —, pour aider les enfants malgaches, en organisant des dîners caritatifs annuels chez Jean-François Piège, Yannick Alleno, entre autres. Ce qui assure des fonds pour un beau combat et j’en suis très fier.

"Pour le portrait de John Malkovich, j’ai accentué les gris car il est bourré de cernes et de marques et que, c’est beau de les montrer. C’est la vie."

Votre travail est salvateur. D’où vient votre passion pour le noir et blanc ?

Elle vient de mon père qui était concepteur-rédacteur publicitaire et illustrateur. Il était daltonien donc il mélangeait les couleurs et a toujours dessiné et fait des caricatures à l’encre de Chine, en noir et blanc. L’amour du noir et blanc est parti de là.

John Malkovich ©Stéphane de Bourgies

On dit souvent que le noir et blanc cache les imperfections. C’est aussi votre avis ?

Ça met aussi en exergue des traits. C’est moins doux et plus contrasté que la couleur. Le noir et blanc permet de mettre en évidence des choses. La couleur est réaliste. Elle est ce que tu vois dans la vie alors qu’ici, c’est une interprétation. Je pense que le noir et blanc est une mise en valeur. On est proche du dessin. Je travaille sur des lignes et des formes.

Shooter en noir et blanc, c’est faire l’éloge de la nostalgie ou permettre à une image de devenir intemporelle ?

Il n’y a rien de nostalgique, c’est davantage cette idée de rendre une image intemporelle. Ici, on t’emmène dans un univers plus graphique, qui n’est pas la réalité. Je trouve ça plus beau. Quand le public voit mes portraits, soit ils reconnaissent des traits des gens, soit ils en découvrent. Et ça, ça me fait très plaisir.

Sting ©Stéphane de Bourgies

Entre contraste et expressivité, vos portraits sont parfaitement identifiables. Comment avez-vous choisi "ce" fameux noir et blanc ?

Je me suis inspiré de deux photographes américains que j’aime beaucoup : Irving Penn et Richard Avedon, qui, pour moi, sont les deux plus grands portraitistes de tous les temps. J’ai travaillé mes images en argentique et ces contrastes, au laboratoire. Pour le portrait de John Malkovich, par exemple, j’ai accentué les gris car il est bourré de cernes et de marques et que, c’est beau de les montrer. C’est la vie. On ne travaille pas de la même façon avec les hommes que les femmes. Si une femme a des petites imperfections, on cherche, avec certains codes de beauté, plutôt à les effacer. Pour les hommes, je cherche plutôt à les accentuer. C’est le cas avec mon portrait de Sting ou celui de Robin Le Mesurier, un des guitaristes de Johnny Hallyday et Rod Stewart.

"Il faut réussir à mettre de soi dans les portraits que l’on fait des autres."

Quelles sont les qualités d’un bon portraitiste selon vous ?

Bonne question ! Je ne veux pas avoir l’air prétentieux donc je ne répondrai pas ! [Rires] Je pense qu’il faut réussir à mettre de soi dans les portraits que l’on fait des autres. Oscar Wilde a dit : "Tout portrait qu’on dépeint avec âme est un portrait, non du modèle, mais de l’artiste". C’est une phrase qui me plaît beaucoup. Quand on se promène dans le studio et que l’on voit tous ces portraits, je suis content que l’on se dise : "Ce sont des portraits de Stéphane", et pas d’un autre. Si, sur le set, je fais un portrait de quelqu'un avec mon appareil, les flashs et que je laisse une heure le même modèle avec un autre photographe, ce ne sera pas la même photo. Son rapport à la personne ou son feeling ne seront pas les mêmes. La personnalité du photographe compte beaucoup. Quand on est portraitiste, il faut savoir développer un lien intéressant avec les gens.

Martin Scorsese ©Stéphane de Bourgies

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus sur un visage ?

Les marques de la vie. Encore une fois, c’est très différent chez un homme et chez une femme. Une femme très marquée, c’est très beau, mais encore faut-il qu’elle l’accepte. Chez un homme, j’aime ces marques qui accrochent la lumière. Un homme très lisse ou, même les enfants, ne portent pas encore ces marques de la vie. Les rides m’intéressent beaucoup. Et pour ce faire, il y a un véritable travail de lumière. J’aime avoir juste une source, comme la lumière du soleil, et que cela donne des ombres. Quand on trouve sa patte, on a déjà fait le plus dur dans le métier. Il y a une phrase de Picasso qui m’a beaucoup aidé, c’est celle qui dit qu’il faut copier, copier, copier et qu’un jour, à force de recopier, on commet une erreur et c’est là que naît son propre style. Il faut passer par là.

Alain Ducasse ©Stéphane de Bourgies

Vous avez shooté et dirigé de nombreuses stars. Parmi elles, des légendes comme Martin Scorsese ou John Malkovich … Pouvez-vous nous parler de ces rencontres ?

Avec John Malkovich, c’était une commande d’un magazine. C’était assez magique de le voir venir ici. Il regardait les photos dans le studio, puis il m’a pris par l’épaule pour me dire : "C’est beau Stéphane". Sur son portrait, les vêtements qu’il porte, c’est lui qui les dessine. Il a une griffe qui s’appelle Technobohemian. Avant la séance, j’avais vu une émission où il était invité. Il portait plein de bagues. J’ai adoré et j’ai appelé son agent pour lui demander qu’il vienne avec ses bagues. C’est ce qu’il a fait. Quand on a commencé le shooting, je l’ai dirigé pour que ses mains et ses bagues soient sur l’image. Il a adoré le résultat. A chaque rencontre, il faut sortir une image qui résonne.

Pour Martin Scorsese, c’était encore différent. Comme je photographiais des chefs depuis longtemps, le Guide Michelin m’a appelé, à la fin de l’été 2015, pour me commander des images de tous les chefs 3 étoiles français. J’étais ravi. Il y en avait 26 à shooter. Je démarre la série, les attentats arrivent… Tout le monde a appris pour ma femme. Le patron du Guide Michelin m’appelle, avec une grande bienveillance, pour me laisser du temps… Lorsque j’ai repris la série, c’était avec Alain Ducasse. Quand il est venu au studio, il avait les bras grands ouverts et m’a dit : "Ne t’inquiète pas Stéphane. Tu n’as rien à me dire, je suis au courant de tout". Puis, il me prend dans ses bras. Il sort une boîte de chocolats pour les enfants. On s’installe à cette table pour prendre un café et je reçois un appel. Le responsable de la communication des cognacs Louis XIII me demande si je peux aller à New York pour photographier Martin Scorsese. A ce moment, je pensais à mes enfants qui m’ont encouragé à y aller. Je raccroche et je dis à Alain : "On me demande d’aller shooter Scorsese à New York !". Il me dit qu’il sera là-bas aux dates prévues et m’invite à dîner. Le shoot est, par la suite, décalé. Quand je suis arrivé dans le restaurant Ducasse à New York, tout était organisé et j’ai été magnifiquement reçu… Et ça, c’est Alain… J’ai monté mon studio là-bas et nous avons fait cette image de Scorsese.

"Quand les gens viennent ici, ils sont confiants. Ils sont curieux de voir ce que je vais faire avec eux !"

Sur vos clichés, les personnalités se lâchent vraiment. Je pense à Françoise Hardy, Michel Drucker, ou Gérard Darmon… Tout passe par la confiance ?

Vous avez dit le mot juste. Quand les gens viennent ici, ils sont confiants. Ils sont curieux de voir ce que je vais faire avec eux ! Ils se laissent guider. Le métier, c’est de réussir à mettre les gens en confiance. Au bout de trois minutes, on fait un break et ils voient les images à l’écran. Je commente avec eux pour qu’ils participent à l’évolution de l’image. On comprend quand c’est "celle-là". On est toujours d’accord sur la sélection.

Françoise Hardy ©Stéphane de Bourgies
Michel Drucker ©Stéphane de Bourgies

En 2019, vous avez réalisé l’exposition "50 portraits de chefs" à la mairie du Ier arrondissement à Paris. Vous parliez "d’une histoire d’amour avec tous vos amis chefs". Qu’est-ce qui vous attire artistiquement dans ce corps de métier ?

C’est merveilleux. Ce sont des vocations qui se découvrent assez tôt. Ce sont des gamins qui bossent en cuisine dès 13 ou 14 ans, pendant que les autres s’amusent. Ils travaillent pour le plaisir des autres. Je vois beaucoup de similitudes entre mon métier et le leur. Ce sont des métiers passion, puisque, moi, je fais des portraits pour faire plaisir aux gens. C’est un plaisir quand je vois ce qu’ils arrivent à faire avec des radis et si peu de choses… !

Pierre Hermé ©Stéphane de Bourgies

Sur Instagram, vous avez salué, entre autres, le travail de Jean-Baptiste Mondino à travers une photo iconique en noir et blanc de Karl Lagerfeld, une guitare à la main, presque volant dans l’espace… Il fait partie de vos inspirations ?

En France, j’adore le travail de Jean-Baptiste Mondino. Il a un univers qui me plaît beaucoup. Il a une très forte personnalité car une séance de portrait, cela reste de la direction de modèle, savoir déclencher une énergie… Bien sûr, j’aime aussi beaucoup Patrick Demarchelier ou Denis Rouvre.

Aya Nakamura ©Stéphane de Bourgies

Vous avez photographié Aya Nakamura, artiste française la plus streamée dans le monde et une des stars françaises préférées des Millenials, pour Forbes France en 2021. Qu’est-ce que vous souhaitiez montrer d’elle ?

J’ai attendu de la rencontrer pour imaginer l’image. On a fait la photo en un quart d’heure ! Quand elle regardait l’écran, elle disait : "Waouh, j’adore !". Elle est très belle, c’est une beauté forte et charismatique. Ça s’est vraiment très bien passé.

Avez-vous des projets photographiques ?

Un projet d’exposition : "Ceux qui font la France", où j’aimerais présenter une centaine de portraits de ceux qui font le prestige et l’honneur de la France dans le monde entier, que ce soit des acteurs, des chanteurs, des sportifs, des scientifiques… La grande majorité des photos a été réalisée, il m’en manquerait une petite vingtaine. Chaque image serait aussi accompagnée d’un QR code avec toutes les informations sur la personnalité en question. J’ai deux lieux en tête, et c’est très proche du rêve, il faut juste développer le projet avec les personnes concernées. Je pense aussi à un projet avec les sportifs français autour des JO de 2024.

Gérard Darmon ©Stéphane de Bourgies

Le travail de Stéphane de Bourgies sera présenté, à partir de fin juin, en Corse, en partenariat avec Villart, la galerie d’art situé au sein de la Villa Calvi, avec des œuvres disposées dans différents endroits au sein du complexe hôtelier.

En septembre prochain, il participera au Boom Boom Villette, le plus grand "food & leisure market" de France. Les œuvres de Stéphane seront exposées au niveau de la zone chef, un lieu qui accueillera régulièrement des chefs en résidence.

No items found.
No items found.
No items found.

Plus d'articles