INTERVIEW

Sandra Benhamou : "Les films sont une grande source d’inspiration pour moi."

Publié le

7 juin 2023

Alors que le Festival de Cannes a récemment décerné sa Palme, S-quive joue les prolongations et part à la rencontre de Sandra Benhamou. La plus cinéphile des architectes d'intérieur nous reçoit chaleureusement dans son bureau lumineux et apaisant, niché non loin de l'Assemblée nationale. Après une carrière dans l'industrie cinématographique, cette parisienne n’a cessé de nourrir une passion pour le 7e art. Cette sensibilité se reflète dans son talent hors pair de la mise en scène et dans la création d’espaces élégants qui racontent des histoires. Pour S-quive, cette aventurière dans l’âme, qui vient d’inaugurer une exposition à la galerie d'art africain Lucas Ratton à Saint-Tropez, revient sur son parcours romanesque et son premier amour : le cinéma. Rencontre.

Sandra Benhamou

D'où vient cette passion pour le cinéma ?

Depuis toute petite, j’allais au cinéma. J’ai toujours eu cette passion. J’ai baigné dedans. Mon oncle, que j’admirais et qui m’inspirait beaucoup, était un grand producteur de films. Il a notamment produit Il était une fois en Amérique et les films de Roman Polanski. Il m’a donné envie de travailler dans le cinéma.

Et vous vous êtes finalement lancée. Racontez-nous vos premiers pas dans cet univers.

Après avoir fait l’école de commerce ESSEC, j’ai décidé de travailler immédiatement dans le cinéma. J'ai débuté dans une petite entreprise qui a rapidement fait faillite. À ce moment-là, j’avais envie de faire un DESS audiovisuel à la Sorbonne, alors je me suis lancée. Pendant mon temps libre, je m’étais amusée à co-réaliser et co-produire, avec deux copains de ma classe, un court-métrage qui a d'ailleurs remporté des prix. Nous avions eu Julie Gayet comme comédienne.

L'Appuntamento ©Valerio Geraci

Julie Gayet en guest dans votre premier court métrage, des prix remportés... Vos débuts semblaient prometteurs. Pourquoi n’avez-vous pas poursuivi dans la réalisation ?

Je n’avais pas osé franchir le pas. Et j’avais trouvé un job chez Gaumont, je suis donc retournée travailler dans la distribution et dans le marketing de films. Même si je n’étais plus directement impliquée dans la création et la réalisation, j’ai toujours eu cette fibre artistique.

Vous souvenez-vous de votre premier film sur grand écran ?

Je me souviens des films de Walt Disney que j’allais voir lorsque j’étais petite, dans un cinéma de l’avenue de la Grande Armée à Paris. Et un peu plus tard, à l’âge de 15 ans, Le Grand bleu de Luc Besson m’avait beaucoup marqué.

"Les films sont une grande source d’inspiration pour moi."

Quels sont les chefs-d’œuvre que l’on retrouve dans votre filmographie ?

Le Grand bleu donc m’avait marqué, tout comme les œuvres de Tarantino, notamment Pulp fiction. Ce film était puissant pour l’époque et il l’est toujours aujourd’hui d'ailleurs. J’aime le cinéma au sens large, donc j’adore autant le travail de Woody Allen que celui de Martin Scorsese. L’univers de Pedro Almodóvar m’inspire énormément dans ma création, même si aujourd’hui mon travail n’est plus si coloré qu’avant. David Lynch, quant à lui, est l’un de mes réalisateurs préférés pour la photographie, l’image et la lumière dans ses réalisations. Et bien sûr, Il était une fois en Amérique est l’un de mes films culte.

Vous avez justement vécu en Amérique, pour quelles raisons y avez-vous tenté l’aventure ?

Oui, j’y ai vécu pendant dix ans. J'ai toujours eu une attirance pour New York et j’y allais très souvent pendant ma jeunesse. Et il se trouve que j'ai rencontré mon futur mari, qui vivait à New York, à Paris. À l’époque, je travaillais pour la distribution et le marketing chez Gaumont à Paris, et il m’a proposé de m’installer avec lui dans cette ville. Je n’ai pas hésité un instant et j'ai démissionné immédiatement pour le rejoindre. Une fois là-bas, j’ai continué ma carrière dans le cinéma. J'avais décroché un bon poste chez Miramax où je m’occupais du marketing et de la distribution à l’internationale. Avec mon équipe, nous prenions des décisions importantes telles que de la date de sortie d’un film, le budget alloué, la conception de l’affiche, les campagnes dans chaque pays. J'ai eu l’occasion de travailler sur des films comme The Talented Mr Ripley. C’était l’âge d’or de Miramax.

Et pourquoi avez-vous arrêté ?

Nous avons construit notre vie à New York et je suis tombée enceinte de ma fille. J'étais à terme le jour des attentats du 11 septembre 2001. Ce fut une journée horrible. Je n’avais aucune nouvelle de mon mari que je croyais mort, car il travaillait à deux blocs des tours. J'ai eu de la chance, car il n'a rien eu. Mais cette journée a été un véritable choc pour tout le monde et pour moi. Après cela, il n'était plus question de retourner travailler chez Miramax. J’occupais un poste important chez eux, je voyageais énormément, mais je n’avais pas de famille ni d’aide sur place. De plus, New York était dans une période de confusion et de psychose. J’ai donc décidé d’arrêter. Peu de temps après, je suis tombée à nouveau enceinte. Nous avons alors décidé d’acheter une maison dans les Hamptons.

À quoi ressemblait votre maison là-bas ?

Quand nous l’avons acheté, il fallait vraiment se projeter ! L’architecture de la maison était assez particulière, en forme de rond et de triangle partout. La décoration était assez de mauvais goût, un mix de Versace très cheap et un peu porno, avec des sculptures de lions ailés dans le jardin, ou encore une salle de bain noire avec des miroirs au plafond. C’était une demeure délabrée qu’il fallait rénover, et comme je ne travaillais plus, je m’en suis occupée. J'ai pris beaucoup de plaisir à le faire. Avec un petit budget, je me suis débrouillée pour faire un mélange de Ikea et de jolis meubles.

Aviez-vous déjà une idée précise de ce que vous vouliez faire ?

Oui, j’avais envie d’une demeure dans les Hamptons sans tomber dans le cliché de la maison campagne. J’ai donc pris le parti d’une déco assez moderne et simple avec des pièces de design et des œuvres d’art fortes qui lui donnaient du caractère, comme cette sculpture d’une femme sur un plongeoir au bord de la piscine que nous avions achetée. Je chinais beaucoup avec mon mari, car nous sommes des grands collectionneurs d’art, surtout de photographie américaine des années 1980 tels que Nan Goldin, Cindy Sherman. C’était assez accessible à cette époque. J’aimais aussi chiner du mobilier et du design, et je connaissais bien Kreo à leurs débuts. Nous avions acheté des pièces des frères Bouroullec. Finalement, ces travaux que j’avais réalisés avaient plu, car lorsque nous avons quitté New York pour nous installer à Londres, nous avons pu vendre la maison à un très bon prix la maison grâce à cela.

Est-ce là qu'est née l'envie de vous lancer dans la déco ?

J’ai toujours aimé la décoration, mais c’est à ce moment-là que j'ai réalisé combien j’avais pris de plaisir à rénover cette maison et à voir que j’avais réussi à transformer quelque chose d’aussi ignoble. [Rires] Par la suite, mes amis architectes m’ont encouragée à me lancer dans cette voie.

Comment êtes-vous passé du cinéma à l'architecture d'intérieur ?

Cette transition s’est passée assez naturellement. J'aidais des gens au départ. J'ai eu quelques projets de décoration à New York où j’ai refait des bureaux, mais c'était principalement pour m’occuper. Quand je suis rentrée à Paris, j’ai commencé à travailler de chez moi, puis j’ai finalement monté ma propre agence. Cela remonte à presque 12 ans maintenant.

Pouvez-vous nous raconter vos débuts en tant qu’architecte d’intérieur ?

J’ai eu mon premier chantier grâce au bouche-à-oreille. Ensuite, les choses se sont enchaînées très rapidement. Le propriétaire de l’hôtel de Dinard m’a contacté après avoir entendu parler de moi. J’avais déjà réalisé quelques projets mais je n’avais jamais travaillé sur un hôtel. J’avais eu un premier article dans Côté Paris pour mon appartement parisien que j’avais rénové, mais je n’avais pas encore de notoriété. Il m’a confié cet immense projet qui, à l’origine, n’était pas un hôtel. Il s’agissait de la réhabilitation d’un ancien aquarium et d’une villa, tous deux classés monuments historiques, qu’il a fallu transformer en hôtel 5 étoiles. C'était un véritable challenge pour moi. Au début, je travaillais de chez moi et j’avais engagé une collaboratrice pour m’aider. C’est à partir de là que tout a vraiment décollé. Par la suite, j’ai pris des bureaux et agrandi l’équipe, car les projets se sont succédés très vite.

"J’aime l’idée de mettre en scène, de raconter une histoire, de trouver un fil conducteur qui donne un sens et de m’inspirer de l’histoire du lieu lui-même."

Comment pensez-vous que votre expérience dans l'industrie cinématographique a façonné votre style ?

Les films et les images sont une grande source d’inspiration pour moi. J’aime l’idée de mettre en scène, de raconter une histoire, de trouver un fil conducteur qui donne un sens et de m’inspirer de l’histoire du lieu lui-même. Par exemple, l’hôtel Castelbrac à Dinard était un aquarium créé en 1924, et la villa accolée servait de laboratoire de recherche pour le commandant Charcot à la fin XIXe siècle. J’ai voulu, sans faire de la restitution, m’inspirer de l’Art déco et des codes de cette époque pour reconstruire un hôtel dans le goût d’aujourd’hui. J’ai donc repris des éléments existants que j’ai légèrement détournés.

Comment définirez-vous votre style ?

Je dirais une élégance discrète avec un sens du détail. J’aime les contrastes. Mon style est assez délicat, mais en même temps, c’est un mélange de force et de douceur.

C’est quelque chose qui vous ressemble ?

Oui, mais c’est difficile de parler de soi. Mais je dirais qu'il y a de l’audace et du contraste dans mon style. Il y a quelque chose d’assez doux et de fort, avec une certaine discrétion. Ce n’est pas un luxe outrancier, mais plutôt une forme d’élégance dans la discrétion.

Le cinéma est une de vos inspirations. Mais concrètement, comment influence-t-il votre travail ?

Ça peut être le décor : la lumière, les couleurs, les personnages, la musique, ou l’univers d’un film peuvent m’inspirer. Ce n’est pas nécessairement un film en particulier. C’est le cinéma en général qui nourrit mon inspiration, les émotions que j’ai pu ressentir, des scènes qui m’ont marqué. J'avais rénové une maison dans les Hamptons où j’avais réalisé un bar qui était le fil conducteur. Je m’étais inspirée de l'Amérique des années 1970 et de l’univers du film Casino de Martin Scorsese, un de mes films préférés. D’où le nom de la collection de mobilier, "Ginger", qui est le personnage joué par Sharon Stone. J’ai donc décliné cette ligne autour du bar en utilisant un mélange de laque, d’inox et de laiton. J’avais aussi dessiné un fauteuil tapissé en velours et en inox, un miroir, un guéridon… Pour la scénographie, j’avais créé une ambiance feutrée qui évoque cet esprit de Martin Scorsese et les années 1970 et 1980.

Vous avez évoqué Sharon Stone. Y a-t-il des acteurs ou actrices que vous admirez tout particulièrement ?

Joaquin Phoenix est un grand acteur que j’admire pour sa sensibilité. Son dernier film en noir et blanc, Nos âmes d’enfants, m’a profondément touchée. Je suis aussi fan de Leonardo DiCaprio depuis longtemps, notamment pour ses premiers films Gilbert Grape ou Rimbaud Verlaine, plus tard Catch me if you can. Je trouve son jeu d’acteur incroyable. J’apprécie également Vincent Cassel, surtout dans Mesrine et La Haine, que j’ai vu lors du Festival de Cannes quand je travaillais dans le cinéma. Ce film m’a mis une claque ! J’en ai beaucoup d’autres, mais Kate Blanchett et Kate Winslet sont mes actrices préférées, car j’apprécie leur façon de jouer, leur beauté ou leurs choix artistiques.

"Le cinéma, c’est à la fois de l’histoire et surtout de l’émotion, et c’est précisément ce que j’aime aussi transmettre dans mes projets, que ce soit pour des clients privés ou des lieux publics."

La mise en scène a une grande place dans votre travail...

Oui, c’est vrai, c’est quelque chose qui me plaît. J’aime beaucoup les scénographies. L’année dernière, la Galerie Vauclair, m’avait proposé leur espace pour mélanger nos deux univers. J'avais envie de créer une exposition inspirée de l'Italie, un pays que j'aime profondément pour son design, son architecture, sa musique, entre autres, d'autant plus que j'ai des origines italiennes. Je suis partie de la chanson “L’appuntamento” d’Ornella Vanoni, qui signifie “le rendez-vous" en français. Je trouvais que cela faisait un clin d’œil à la rencontre de la galerie et moi-même. J'ai imaginé la scénographie comme si nous étions dans l’appartement de la chanteuse à Milan dans les années 1960 et 1970, après une soirée passée avec son amant, et qu’elle avait laissé trainer toutes ses affaires. J’avais vraiment mis en scène son manteau, un miroir sur lequel elle avait écrit un message à son amant au rouge à lèvres, des chaussures qui trainaient au sol, j’avais aussi chiné des vieilles malles où j’avais posé sa nuisette... C’était tout un scénario. Il y avait une dimension cinématographique. J’avais également dessiné des pièces de mobilier qui étaient inspirés de Gabriella Crespi, une designer de cette époque. C’était une scène très travaillée comme un décor de cinéma.

©Vincent Leroux

Il semble y avoir un lien très fort entre l'architecture d'intérieur et le cinéma… India Mahdavi voulait réaliser des films. Le réalisateur Luca Guadagnino fait aussi de la décoration d’intérieur. Beaucoup de décorateurs évoquent le cinéma pour parler de leurs réalisations...

Oui, c’est vrai, il y a un lien avec les décors, la lumière et la mise en scène. D’ailleurs, un de mes films préférés, Amore de Luca Guadagnino avec Tilda Swinton, se déroule dans la Villa Necchi, qui représente pour moi la source d’inspiration ultime. Le cinéma, c’est à la fois de l’histoire et surtout de l’émotion, et c’est précisément ce que j’aime aussi transmettre dans mes projets, que ce soit pour des clients privés ou des lieux publics. Il est important que l’on ressente quelque chose, pas que cela soit juste beau comme dans une galerie. Il faut que les clients s’y sentent chez eux et que cela retranscrive leurs univers aussi.

Et vous avez évoqué la lumière ….

Oui, c’est là que l’architecture d’intérieur se rapproche du cinéma. La lumière dans un film joue un rôle fondamental, et dans mes projets, c’est également un élément phare. Je commence tout d’abord par travailler le plan de l’éclairage en général, puis les lumières indirectes. L'éclairage a une place primordiale dans mes réalisations, et l’objet aussi, car j'adore chiner des luminaires.

Vous n'hésitez pas à tout quitter pour vivre vos passions. L'aventure est ce qui guide l'architecte que vous êtes ?

Oui, j’aime l’exploration, surprendre, l’audace de toujours essayer de me réinventer.  Il y a quelque chose chez moi quelque chose de réservée et de fort. Je n’ai pas peur de prendre des risques.

Le travail de Sandra Benhamou est à découvrir tout l'été à la Galerie Lucas Ratton à Saint-Tropez.

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