STYLE
Il suffit d’un prompt pour que naisse une nouvelle silhouette : l’intelligence artificielle générative réinvente les fondamentaux du design. Chaque image produite par des logiciels comme Midjourney, Stable Diffusion ou IMKI devient une idée brute, exploitée par les créateurs pour dessiner des imprimés, des volumes ou des motifs jamais vus. Ce processus virtuel, qui transforme des pixels en formes tangibles, suscite autant d’enthousiasme créatif que de questionnements esthétiques.
Moncler a été l’une des premières maisons à concrétiser ce dialogue entre machine et artisanat, en invitant l’artiste Lulu Li à traduire ses créations générées par IA en doudounes réelles et vestes urbaines fluides. Présentée dans le cadre de l’événement City of Genius à Shanghai, cette capsule témoigne de la tension maîtrisée entre minimalisme zen et sophistication tech. Les pièces, lancées en exclusivité chez Harrods puis internationalement à partir du 28 octobre 2024, incarnent l’alchimie entre innovation numérique et couture traditionnelle. Parallèlement, l’initiative AI Fashion Week, orchestrée par Maison Meta à New York en avril 2023, a bouleversé les codes du secteur en plaçant la création IA au cœur de la compétition. Plus de quatre cents collections ont été soumises, et les lauréats comme Paatiff (José Sobral), MOLNM (Matilde Mariano) et Opé StyleStar ont vu leurs designs virtuels commercialisés par Revolve, avec des capsules physiques disponibles en ligne du printemps à l’automne suivant. Cette transition du digital au réel a montré que l’IA peut stimuler de jeunes créateurs tout en respectant une chaîne de production classique.
José Sobral, derrière Paatiff, a marqué les esprits avec son esthétique baptisée "Futuristic Old Soul", dans laquelle des matériaux réfléchissants comme le Gore-Tex dialoguent avec des formes rétro-futuristes presque mystiques. Sa collection, pensée dans des logiciels génératifs avant d’être retravaillée à la main par des ateliers humains, illustre à quel point l’IA peut coécrire les codes visuels d’un avenir raffiné. Entre transparence, drapés liquides et géométries instables, la machine invente une matière à rêver, que le couturier vient ensuite humaniser. Cet engouement ne se limite pas aux marques de luxe ou aux jeunes talents propulsés par la tech. Des enseignes comme Levi’s ou H&M se penchent déjà sur des prototypes de mannequins virtuels conçus par IA pour générer des visuels inclusifs et adaptables à toutes les morphologies. Derrière ces expériences se profile une volonté d’ouvrir la mode à d’autres corps, mais aussi une certaine tension éthique : remplacer les modèles vivants par des avatars numériques soulève des enjeux d’authenticité, d’emploi et d’engagement vis-à-vis de la diversité réelle.
Chez Collina Strada, l’expérimentation s’est transformée en controverse lorsque sa collaboration avec BAGGU, contenant des imprimés générés par IA, a déclenché un mini tollé sur les réseaux. La créatrice Hillary Taymour a plaidé la transparence artistique, revendiquant un usage expérimental de l’outil, mais certains fidèles de la marque ont perçu ce choix comme un pas de trop vers une industrialisation froide du beau. Ce genre de réaction rappelle à quel point l’imaginaire collectif de la mode reste profondément attaché à la main, à l’atelier, à l’erreur humaine — et combien l’IA, pourtant brillante, continue de faire figure de suspecte lorsqu’elle s’invite dans l’intime du vêtement. À Londres, des institutions comme le London College of Fashion prennent position sur cette ligne de crête. Pour Matthew Drinkwater, l’IA n’est pas un remplacement, mais un déclencheur de réflexion visuelle, une façon de décupler les idées et d’ouvrir l’accès à des créateurs qui n’auraient peut-être jamais pu produire physiquement leurs concepts. La machine devient alors un amplificateur d’identités, pas une menace, à condition de poser les cadres, d’assurer les crédits, et de rappeler que derrière chaque prompt, il doit y avoir une intention humaine. Lors d’une série de talks organisés par S-quive au Who’s Next en janvier dernier, Tony Pinville, spécialisé en IA et co-fondateur d’Heuritech, lauréat du prix de l'innovation du groupe LVMH, a également souligné que : "l'IA ne va pas remplacer les designers, mais elle leur permettra de se focaliser sur des tâches plus intéressantes".
Sur le plan du style personnel, intégrer une pièce conçue via IA dans sa garde-robe demande un œil attentif, mais pas forcément une expertise technique. Un imprimé généré par une machine peut très bien s’accorder avec une chemise en lin bien coupée ou une veste croisée classique, l’important étant de créer une tension entre un élément fort, presque onirique, et une base solide. Cette manière de porter l’IA à même le corps, sans posture ni fétichisme technologique, permet de garder l’allure au centre, sans verser dans le pur gadget visuel. Nombreux sont aussi les créateurs qui utilisent l’IA comme une brique créative dans un processus plus large. Une idée générée numériquement peut ensuite être retravaillée à la main, simplifiée, recolorée, ou totalement déconstruite, afin d’obtenir une pièce unique, avec ce petit supplément d’âme que seule la matière réelle peut offrir. L’esthétique générative devient alors une étape, un déclencheur d’intuition plus qu’un produit fini, et c’est ce qui lui confère toute sa pertinence dans une époque avide d’images mais en quête de sens.
Pour celles et ceux qui veulent explorer cet univers sans forcément passer par la case sur-mesure ou capsule d’initiés, il existe quelques pistes plus accessibles. Certaines collections créées à partir d’IA ont discrètement intégré des plateformes de vente privées, souvent dans des sélections capsules ou en collaborations exclusives. En naviguant attentivement sur un site comme Privé by Zalando, il arrive de tomber sur une pièce graphique, au design futuriste et aux volumes génératifs, issue d’un projet tech encore confidentiel — une sorte de chasse au trésor stylée. Ce que la mode découvre aujourd’hui avec l’intelligence artificielle, ce n’est pas seulement un outil de production ou une technique d’optimisation. C’est un nouveau langage, une façon de questionner ce qui fait œuvre, ce qui fait corps, et ce qui fait beauté. La machine rêve. À nous de faire de ce rêve une matière habitable.