INTERVIEW

Entretien avec Marie de Villepin : "Dans la peinture, ce qui me fascine, c’est l’épreuve du vertige."

Publié le

2 mai 2022

Lier l’instant présent au temps qui passe, s’interroger sur la capacité de transcrire avec sincérité, conjuguer plusieurs points de vue à partir de ses propres expériences artistiques sont les lignes directrices de la seconde exposition personnelle de l’artiste Marie de Villepin, baptisée The Lost Weekend. Présentées à la galerie Charraudeau (Paris VIe) jusqu’au 12 juin prochain, ses œuvres picturales dépeignent avec poésie et intransigeance une rythmique intérieure faite de passions, d’émotions et d’envie de se confronter à soi-même.

Marie de Villepin

Le titre de votre exposition, The Lost Weekend, s’inspire des fameux 18 mois durant lesquels le chanteur John Lennon s’était, en quelque sorte, réinventé dans sa vie privée et professionnelle. Quel parallèle faites-vous avec votre propre parcours ?

Comme pour beaucoup d’entre nous, le confinement a été pour moi l’occasion d’une drôle d’expérience : à la fois un temps suspendu, la vie arrêtée et empêchée, et en même temps, ce fut la chance d’une profonde transformation. Après avoir passé plus de quinze ans aux Etats-Unis, entre New York et Los Angeles, entre peinture, cinéma et musique, je me suis retrouvée bloquée à Paris, prise en étau, entre un passé envahissant et un avenir impossible. Grâce à la peinture, j’ai pu décanter et rassembler sur la toile tout ce qui m’aide à vivre, la musique, les images, les couleurs, à la recherche de la "note juste", dans cet entre-deux qui est, je crois, la marque de fabrique de notre époque. Pour cela, la référence au "Lost Weekend" de John Lennon, qui fait écho au film du même nom de Billy Wilder, s’est imposée à moi.

"Comment trouver le point d’équilibre entre l’instant présent et le temps qui passe ? Comment capturer l’esprit et la forme d’un moment, d’un lieu, d’une image ? Comment transcrire sans trahir ?"

Que représente cet artiste pour vous ?

John Lennon a bercé mon enfance. J’aime sa solitude, sa liberté, son engagement, et bien sûr sa capacité de renouvellement. Ses chansons sont autant de morceaux de vie qui disent bien plus que son époque.

La période de pandémie a-t-elle influencé votre travail ? De quelle(s) manière(s) ?

Paradoxalement, la multiplication des contraintes m’a apporté une liberté supplémentaire pour avancer sur la toile qui a, naturellement, occupé tout l’espace. Point d’autres sollicitations que ce fil à tirer, en forme d’escapade hors du temps. L’occasion, non pas seulement d’un inventaire, mais d’une réconciliation, à travers la peinture, des mots, des sons, des lumières qui m’obsèdent. Avec toujours les mêmes questions qui m’assaillent : comment trouver le point d’équilibre entre l’instant présent et le temps qui passe ? Comment capturer l’esprit et la forme d’un moment, d’un lieu, d’une image ? Comment transcrire sans trahir ? Face à ces difficultés, je m’efforce de conjuguer sur la toile plusieurs points de vue, à partir d’expériences aussi différentes que la poésie, la musique ou le cinéma. D’où le va-et-vient incessant entre plein et vide, fragmentation et cristallisation, inscription et effacement.

Lilac, 2021

Vivre entre Paris et New York a façonné les énergies qui émanent de vos peintures ?

Se confronter à l’étranger ou à l’inconnu, c’est toujours se dédoubler. C’est prendre le risque de se perdre, mais c’est aussi avoir la chance de la rencontre, surtout quand on est amenée à vivre très jeune seule dans une ville comme New York. J’ai longtemps été fascinée par la violence électrique des grandes villes américaines, des espaces comme des hommes. Ce qui me frappe, c’est à quel point mes peintures sont différentes suivant le lieu où elles ont été conçues. Différences de rythme, de vibration, de tonalité. Les dessins que j’ai fait aux Etats-Unis et en Europe me paraissent au premier abord si étrangers les uns aux autres que j’ai le sentiment d’avoir affaire à deux hémisphères séparés de ma vie, même s’il y a un fil secret qui les relie. J’aimerais pouvoir élargir encore cet horizon, voir ce que serait un travail en Asie, où l’art est incroyablement vivant aujourd’hui ; voir ce que serait un travail en Afrique, porté par d’autres paysages, d’autres sensations, d’autres lumières. Ce que je peins est intimement lié à une terre, à un climat, à une voix, à des personnes... Il s’agit pour moi de les engranger et de les transformer.

"Dans la peinture, ce qui me fascine, c’est l’épreuve du vertige, le jeu trouble des frontières entre l’harmonie et la dissonance, avec toujours la crainte d’être au bord du précipice."

C’est la seconde exposition personnelle que vous présentez à Paris, après New Creatures en 2019 qui sonnait très jazz. Celle-ci a une tonalité plus seventies oscillant entre les Beach Boys, les Beatles ou Janis Joplin. Votre travail pictural est le reflet de votre musique intérieure ?

Je cherche à graver dans mes tableaux une bande-son spécifique. J’aimerais qu’on puisse regarder ma peinture comme on lit une partition, avec des notes qui, mises bout à bout, feraient éclore une musique intérieure. Mes carnets sont plein de dessins élaborés au rythme de chansons, de musiques. Souvent d’ailleurs, ce sont des musiques qui donnent leurs titres à mes travaux. J’ai l’impression que c’est un moyen de retranscrire des moments authentiques, de les conserver et de les partager. Comme en musique, il y a des répétitions de motifs, des alternances de sons et de silences, un rythme qui donne une texture, qui transforme l’espace. Quel que soit mon point de départ, chaque tableau prend sa propre vie et trouve son chemin.

It Gets Blue At 4 AM (Los Angeles) Part 2, 2021

La musique, la mode et le cinéma ont fait partis de votre quotidien. Se consacrer entièrement à la peinture était une direction logique et/ou salvatrice ?

Je vis cela comme une évidence : la mode, le cinéma, la musique sont des façons différentes d’exprimer des passions, des émotions, de raconter une histoire. Ces univers m’ont permis de façonner mon œil, d’affiner mes goûts, de préciser une esthétique, de questionner les limites, mais surtout d’apprendre à faire des choix. Mais dans la peinture, ce qui me fascine, c’est l’épreuve du vertige, le jeu trouble des frontières entre l’harmonie et la dissonance, avec toujours la crainte d’être au bord du précipice. Comment atteindre cette justesse relative de la "note bleue" ? La peinture a beaucoup de points communs avec les autres disciplines, mais elle y ajoute un sentiment de liberté. On est toujours seul face à la toile. J’ai appris à aimer ce face-à-face avec moi-même, ce corps à corps, qui me permet, où que je sois, de donner libre court à mon imagination en toute indépendance.

"J’éprouve un plaisir particulier, c’est vrai, à manipuler la toile, à la toucher et à la voir évoluer. C’est la page blanche absolue, qui peut devenir, tout à la fois, un poème, une peinture, une partition."

Pourquoi cet attrait particulier pour l’huile sur toile ?

J’éprouve un plaisir particulier, c’est vrai, à manipuler la toile, à la toucher et à la voir évoluer. C’est la page blanche absolue, qui peut devenir, tout à la fois, un poème, une peinture, une partition. Je mets souvent du temps à choisir mes toiles et à les préparer. Il y a une incroyable variété dans la fibre de la toile, comme si elle contenait déjà, en germe, toute la diversité du monde. Aucune n’est vraiment identique à l’autre. Cela crée une sorte de dialogue avec la matière. J’essaye de démultiplier les possibilités en explorant des médiums aussi divers que possible : le crayon, la mine de charbon, les pastels, le collage et, évidemment, la peinture à l’huile qui est plus exigeante parce qu’elle demande une longue préparation et des temps de séchage.

Vous peignez d’ailleurs sur des formats de plus en plus grands qui vont de pair avec votre appétence créative ?

C’est vrai, les grands formats m’attirent même s’ils sont, par certains aspects, plus intimidants. Ils soulèvent d’autres questions : comment trouver un équilibre ? Comment étreindre l’espace et le temps ? Où faut-il se fixer, s’enraciner ? Autant de casse-têtes qui offrent néanmoins la possibilité de libérer plus de force et d’énergie.

Marie de Villepin

Qu’esquivez-vous dans votre processus créatif ?

Pour ma part, j’essaye de ne rien esquiver pour atteindre un état de vulnérabilité maximal. A partir de là, je m’élance sur la toile et, pas à pas, je tente de répondre aux questions qui m’étreignent en dessinant un chemin.

Après avoir participé à plusieurs expositions collectives à New York, Los Angeles, Hong Kong et Pékin, vous travaillez actuellement au sein du collectif d’artistes Poush Manifesto en région parisienne. Cet incubateur vous aide à développer votre imaginaire ?

Le travail du peintre est généralement solitaire, c’est une vraie chance de pouvoir côtoyer des artistes qui ont des pratiques souvent très différentes. Cela a été pour moi l’occasion de rencontres qui m’ont ouvert à d’autres manières de penser, de créer, ou tout simplement de voir. Et puis, devant la difficulté, c’est enrichissant de pouvoir partager, échanger ses trouvailles ou ses doutes.

Pensez-vous qu’un autre médium pourrait-vous dépeindre autant que la peinture ?

La musique bien sûr. J’ai participé à plusieurs groupes de rock et pour moi, pratiques picturales et musicales sont intimement liées.

Blackbirds, 2022


L'exposition de Marie de Villepin, "The Lost Weekend", est à découvrir à la galerie Charraudeau (Paris VIe) jusqu'au 12 juin prochain.

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