INTERVIEW

Souffrance : "Si t’aimes pas la souffrance, c’est que tu n’aimes pas le rap."

Publié le

2 février 2024

Le temps fait partie de nos angoisses modernes. Nous sommes souvent nostalgiques, le futur nous ronge les nerfs de son incertitude, et nous passons le présent à stresser de le manquer. Souffrance vient mettre du mouvement avec son rap poétique, violent, incisif et humain, dans ce comportement 2.0 qui nous immobilise. Entouré de Vald, Oxmo Puccino et ZKR ; il veut nous faire comprendre que l’avenir est un long passé, qu’il faut vivre fièrement à chaque instant. Voilà pourquoi "Souf" — de son surnom — est un artiste passionnant à écouter. Son album Eau de source, sorti en novembre 2023, est une proposition étincelante. Son rap, intemporel, est écrit d’une plume comme on ne l’entend que rarement ; à l’instar d’un Mano Solo, dont le rappeur s’inspire, jusqu’à le citer dans ses textes. Comme celui qui chantait la vie autour d’un gâteau, Souffrance propose une musique juste, sincère et d’une grande réflexion artiste et philosophique. Vous découvrirez alors l’ampleur d’un rappeur de lettre à l’échelle d’un Camus ou d’un Céline. C’est aussi en live que l’on comprend véritablement l’impact positif, que le membre de L’uZine peut avoir sur nous, démontrant le sens profond et brut du mot "Rap". Et, c’est justement à l’occasion de son concert à La Cigale le 7 février prochain, que nous l’avons rencontré.

Souffrance ©SKUD

Vous venez de sortir un duo avec Demi Portion ? Pouvez-vous nous en parler ? Pourquoi cet hommage à Guru et DJ Premier ?

Pour le coup, l’hommage à Guru et DJ Premier, je ne peux pas te répondre. Il faudrait demander à Demi Portion, qui est un grand monsieur dans le rap indépendant à mon sens. Par rapport à son travail, c’est quelqu’un qui représente la détermination et la qualité. Avec le Demi Festival qu’il a créé, il a fait énormément de bien à la scène underground. C’est d’ailleurs, pour moi, le meilleur festival du genre en Europe. J’ai un immense respect pour lui, également parce qu’il véhicule uniquement des valeurs positives. Je trouve ça vraiment incroyable !

Votre concert à la Cigale est le 7 février. Comment abordez-vous ce live ? Comment travaillez-vous la scène ?

Je viens du groupe L’uZine, qui a la réputation d’être très fort sur scène ; et ça n’est pas qu’une réputation ! J’ai déjà ce parcours qui m’aide pour le travail de scène. Autrement, je commence toujours par des résidences. Par exemple, on fait une résidence de deux jours à L’Odéon à Tremblay pour préparer la tournée. Je réfléchis au live avec toute une équipe qui travaille du son, à la lumière, à la mise en scène. On fait des répétitions également. Ce que nous cherchons à faire, c’est éviter au maximum de ne pas proposer une écoute d’album sur scène. On va modifier les musiques, pour proposer des compositions différentes. L’idée est de faire vivre une expérience unique au public. Et que la personne qui sort du concert reparte avec un souvenir qu’elle n’aurait jamais eu en écoutant l’album dans sa voiture.

Vous avez une tournée intéressante en termes de salles. Vous faites des salles majeures comme La Cigale, mais également des scènes beaucoup plus humbles et locales. Pourquoi ce choix ?

Quand j’étais plus jeune, je travaillais dans le porte-à-porte. J’aime bien aller à la rencontre directement là où sont les gens. Même si c’est épuisant et que ça demande beaucoup de travail, c’est quelque chose qui reste important pour moi. Ça me fait plaisir de rendre heureuses les personnes qui m’écoutent directement là où elles sont ; et pas juste me concentrer sur les salles les plus connues, comme La Cigale, par exemple. Le fait de passer un peu partout, m’offre vraiment l’opportunité d’une réelle diversité d’échanges et de rencontres. C’est essentiel à mon sens.

"Avec ‘Eau de source’, je souhaitais faire mon album de référence, et répondre à la question ‘Qu’est-ce que c’est le rap ?’."

Beaucoup se fourvoient avec votre nom, est-ce que vous pouvez expliquer d’où vient le nom "Souffrance" ?

C’est vrai que mon nom peut être parfois un frein à ma musique. Mais ce choix vient de mon parcours. Je m’appelle Sofiane, au quartier on me surnommait "Souf". Puis, autour des années 2007, on parlait beaucoup de "La sous-France", comme la France d’en-dessous. Enfin, j’ai rencontré un artiste qui s’appelait Tristesse. J’ai énormément aimé ce nom ! Et finalement j’ai choisi le nom de "Souffrance" pour cette raison. La dernière chose qui m’a convaincu de ce choix, c’est que cet état, ce sentiment, est quelque chose que tout le monde peut vivre (et va vivre forcément), peu importante l’origine sociale. En définitive, j’aime bien l’idée que mon nom soit connu de tous, avant même qu’on m’écoute.

La première chose que vous dites dans ce dernier album, c’est : "Nouvel opus j’avais besoin de ça". Comment est né ce projet Eau de source ?

Je l’ai commencé alors que mon précédent album, Tour de magie, n’était pas encore sorti. Je m’impose un rythme de publication, tous les ans, tant que je peux bien sûr. Je pense que pour faire un bon projet, il faut s’y prendre tôt. Ainsi, ça laisse le temps de faire de bons morceaux, d’être satisfait de son projet et en même temps de répondre à ce qu’est le rap aujourd’hui. C’est-à-dire, que maintenant pour être présent dans le milieu, c’est une proposition par an. J’en avais besoin, parce que j’estime que je n’ai pas encore la reconnaissance que je mérite. Donc je vais continuer tant que je n’aurai pas ce sentiment.

Souffrance ©SKUD

Avant d’être un rappeur, vous êtes un écrivain. Comment avez-vous écrit ce dernier album ?

C’est vrai que j’ai le sentiment d’être véritablement écrivain. A tel point, qu’amener de la musicalité à des mots reste toujours une grande difficulté pour moi. Trouver la symbiose entre l’instru, le flow et les paroles n’est clairement pas une évidence. C’est pour ça que je me considère plus comme un Homme d’écriture. Pour reprendre depuis le départ, avec Tranche de vie, j’étais dans quelque chose de très sombre, très dur et très personnel. Avec Tour de magie, je voulais un projet plus léger, diversifier l’instrumental et ouvrir ma musique dans l’ensemble. Enfin, avec Eau de source, je souhaitais faire mon album de référence, et répondre à la question "Qu’est-ce que c’est le rap ?". Quand je dis "Rap", c’est dans ce qu’il a de plus pur, de plus brut. Donc, j’ai essayé de ne pas faire de digressions dans l’instrumental, pas de chant, pas de vocodeur, d’avoir des textes denses et profondément ancrés dans l’écriture.

Vous avez un sens très aiguisé de la mélodie. Vous proposez des musiques toujours lumineuses derrière des mots parfois très sombres. Dans ce dernier album, c’est plus manifeste encore. Comment avez-vous composé Eau de source par rapport à Tranche de vie ou Tour de magie.

J’ai beau m’appeler Souffrance, pour moi la musique c’est de l’espoir. C’est un vrai médicament cet art. Souvent, les personnes, qui apprécient mon art, ne vont pas forcément bien dans leur vie. Et, après m’avoir écouté elles disent aller mieux. Donc au final, c’est exactement ça ; ça amène à du positif. Mes morceaux sont là pour donner de la force et du courage à ceux qui prennent le temps de s’y attarder. Pour moi, cet art a été un remède à ma vie. C’est pour cette raison que je veux amener ça aux autres à mon tour.

Dans "Matin" issus de la mixtape Noctambus, on entend la phrase suivante : "C’est le manque de foi qui rend fous les hommes, c’est le manque de pognon oui". Qu’est-ce qui vous équilibre dans votre rap finalement ?

Par le rap, je cherche l’équilibre. Je tente de trouver cet entre-deux par rapport à ma passion et ce qui est devenu mon travail. Je cherche comment organiser toutes les cases de ma vie ; et c’est à travers la musique que je trouve petit à petit l’équilibre à tout ça.

"Je viens d’un temps où les rappeurs parlaient de leurs points faibles, de leurs erreurs, de leur travail pour réparer cela et devenir meilleurs."

Dans "Authentique" vous dites : "On tient sur la longueur". Comment fait-on pour rester authentique sur la durée dans le rap ? Dans l’industrie musicale d’aujourd’hui ?

J’arrive d’une époque où tout le monde était authentique. C’est cette culture qui m’a construit. Je pense que c’est ça que le public a retrouvé clairement chez moi. Même si d’autres artistes sont authentiques ; les gens n’entendent et ne ressentent peut-être pas aussi intensément cette sincérité intime. Je viens d’un temps où les rappeurs parlaient de leurs points faibles, de leurs erreurs, de leur travail pour réparer cela et devenir meilleurs. Je considère aussi me plier au système, pour répondre à la deuxième question. Je pense que pour réussir, tu n’as le choix. Donc ce qui fait la différence c’est comment tu te courbes à cette obligation. J’ai la chance d’avoir une équipe autour de moi par exemple. J’ai la chance de ne pas avoir percé à 20 ans également. Ça me permet de me protéger par rapport à ce que le système voudrait. Tout en répondant à ce qu’il a besoin, pour que je puisse aboutir à ce que je veux faire avec ma musique.

Dans "Pendu", une phrase est particulièrement intéressante : "Plus je grandis, plus je crois en Dieu, plus je deviens méchant". Pouvez-vous nous en parler ?

C’est parce que je me rends compte que les rencontres que je fais ne sont pas dues au hasard ! J’ai de plus en plus l’impression que je ne croise pas les gens pour rien. Peu importe comment tu l’appelles, mais je crois, avec le temps, à cette force supérieure. Pour la suite de la phrase, c’est l’idée d’être moins influençable. Je pense qu’il faut être plus tranchant dans mes choix, plus radical dans mes décisions. Il faut accepter de perdre quelque chose pour garder, ce que je nommerai, son âme.

Souffrance ©PEMALA

Dans "Rat des villes", vous êtes le premier rappeur que j’entends citer Mano Solo. En quoi c’était important de l’évoquer pour vous ? Qu’est-ce qui vous inspire dans son travail pour votre art ?

Mano Solo est important dans ma vie, parce que c’est ce qu’écoutait mon père. Enfant, je l’écoutais. Je ne comprenais pas ses textes ; mais sa voix était tellement poignante. Je trouvais sa musique incroyable parce que je ressentais tellement d’émotion, alors que je ne savais pas ce qu’il racontait. Et, justement le fait que c’était flou pour moi, ça m’intriguait encore plus. J’ai un immense respect pour cet artiste qui mettait à jour ses tripes ! Je ne sais pas quel style on peut lui coller ; quoiqu’il en soit des Mano Solo aujourd’hui il n’en existe plus…Alors qu’on a en cruellement besoin, plus que jamais, à mon sens. Quand tu écoutes Tranche de vie, c’est un album qui s’inspire énormément de cet artiste. Notamment dans le fait de ne pas avoir honte de révéler ses faiblesses. Également dans la façon d’injecter de l’émotion d’une grande sincérité dans son interprétation.

Ce qu’on retrouve dans votre dernier album Eau de source, avec le titre "Métro", par exemple ?

Exactement oui ! A l’instar de Mano Solo, il est possible de mettre de la poésie sur des choses dégueulasses. C’est ce qu’on se disait avant ; il a cette lueur qu’il est possible d’inclure dans sa musique. Mais plus encore, avec ce type d’artiste ça me convainc que cet art est comme un médicament, voire même une drogue ! Quand on écoute des chansons on peut avoir une boule au ventre, tu peux danser tout à coup, être joyeux ou triste. Ce sont des réactions primitives qu’une drogue peut provoquer. C’est fascinant !

C’est quoi vos références en dehors du rap ?

"Les portes du pénitencier" de Johnny Hallyday qui me rendait fou ! Noir Désir je trouve ça également incroyable ; Renaud est un grand classique. Leonard Cohen aussi que j’aime beaucoup. Tout le blues, dont le rap est une simple extension à mon sens, et inversement. J’aime les musiques dans lesquelles je comprends les textes. Donc, c’est vrai que je suis vraiment attiré par la chanson française. Ce sont des références qui m’ont touchées étant jeune ; parce que, je dois dire que j’écoute principalement de la musique instrumentale aujourd’hui. Je me renseigne sur les nouveautés rap, et autres, simplement pour connaître et comprendre les tendances et vers quoi la musique se dirige. Mais, je veux éviter de me laisser trop imprégner. Donc, c’est principalement en écoutant la radio que les sons m’arrivent. J’aime le hasard dans la découverte par ce média ; je me laisse porter par le mouvement que j’entends.

"Si t’aimes pas la souffrance, c’est que tu n’aimes pas le rap."

Vous avez trois duos à votre image dans Eau de source : ZKR, Oxmo Puccino et Vald. Comment on compose avec ces trois générations d’artistes ?

Ils ont un point commun tous les trois : ce sont trois gros kickeurs. C’est comme ça qu’on a travaillé ensemble. Il n’y a pas tellement de différences ; nous étions à chaque fois deux kickeurs qui composions ensemble et prenions simplement un plaisir sincère. Ces feats, c’est la musique qui m’y a conduit ; c’est elle qui a permis la rencontre au grès du chemin. C’était extraordinaire !

Sur votre compte Spotify, il est écrit "Si t’aimes pas la souffrance, c’est que tu n’aimes pas le rap". Pouvez-vous nous parler de cette phrase ?

Pour moi, quelqu’un qui aime le rap ne peut qu’accrocher à ce que je propose. Aujourd’hui, le rap est très hybride ; donc je pense que beaucoup de gens pensent aimer et écouter du rap… alors que ça n’est pas vrai ! En fait, je pense que mon album Eau de source agira, sur cette question en tout cas, comme un détecteur de mensonges. On peut ne pas aimer ma voix. Mais, quelqu’un qui dit : "Ça, c’est mauvais", c’est qu’il n’aime pas le rap !

Vos derniers mots dans l’album sont : "J'suis une étoile morte qui brille dans le ciel". D’où vient cette phrase qui illustre avec beaucoup de poésie et de justesse votre histoire et votre art ?

Elle est venue d’une histoire pour enfants que je lisais à ma fille. Ce livre m’a rappelé que les étoiles, même après être mortes, continuent de briller des années avant de complètement disparaître. Et, comme toi, j’ai trouvé que ça représentait très bien mon vécu.

C’est quoi la musique pour vous ?

C’est une drogue ! Dans Breaking Bad, il y a le personnage de Heisenberg. C’est exactement ça, on est dans notre camion à fabriquer notre musique. Avant qu’il n’arrive ce qui circulait n’était pas bon ; ensuite il apporte les bons éléments et ça devient quelque chose d’incroyable. Pour moi la musique peut être tout ! Ça peut te descendre, te porter, te donner envie d’appeler ta famille. C’est de la magie ! Il ne faut pas chercher à comprendre, juste à le vivre et se laisser porter.

Souffrance sera à La Cigale le 7 février prochain. 

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