INTERVIEW
Publié le
4 juillet 2024
Artiste illustrateur de 27 ans, Sofiane Knox mélange illustrations numériques et peintures sur toile dans sa dernière exposition "Etoile dansante" présentée à la Fabrique Culturelle (Palaiseau), le mois dernier. Puisant ses inspirations dans la littérature, le cinéma ou encore la musique, son œuvre s’articule autour de la notion d’épreuve. Deuil, déception amoureuse, souffrance au travail passant par le concept d'échec, l’artiste dévoile aussi les sentiments de résilience et d’empathie, à l’origine de la civilisation.
Pour "Etoile dansante" à la Fabrique Culturelle de Palaiseau, vous avez exposé plusieurs de vos œuvres. Certaines sont des illustrations numériques et d’autres sont des peintures à l’acrylique et aux pastels. Pourquoi avoir choisi ces différents supports ?
Je viens de l’illustration numérique, j’aurais trouvé ça dommage de l’exclure alors que c’est ma pratique principale à la base. Au-delà de ça, ce qui m’a aussi guidé dans mon choix, c’est le thème de l’exposition : les épreuves. En ce sens-là, même si j’ai fait 12 nouvelles toiles qui parlent des épreuves, j’avais ces précédents travaux numériques qui rentraient dans ce thème-là et qui apportaient un regard sur la question que je trouve essentiel. Je n’avais pas envie de faire une réédition, donc c’était plus simple de remettre ça tout simplement.
Votre exposition s’articule autour de la notion d’épreuve : deuil, déception amoureuse, souffrance au travail ou encore l’échec. Pourquoi ce thème ?
Quand j’ai candidaté pour la résidence, je n’avais pas d’idée du thème particulier. J’aime bien travailler sur la question des sentiments humains, mais c’est un peu large pour une exposition, je n’allais pas dire : "Ça, c’est la colère. Ça, c’est la joie". Ça fait un peu Vice & Versa ! [Rires] Mais j’ai un peu réfléchi à ce que je pouvais faire et à ce qui m’animait moi, tout simplement. C’était plus simple de partir de ça, et après, de trouver quelque chose qui puisse parler à tout le monde, et j’en suis arrivé à l’idée que ce m’animait, c’était la peur de l’échec. Même dans le choix de faire cette exposition, la réflexion qui me guidait c’était : "Comment je peux faire pour réussir ma carrière ? Que mes projets se passent ?" La peur de l’échec, c’est déjà une épreuve en soi, l’échec est une épreuve. On doit faire face à plein d’épreuves pour y arriver, on est dans une société assez injuste, c’est un paradigme, le capitalisme dont je parle dans mon tableau "La paix", c’est injuste. Tout ça m’animait mais j’ai voulu recentrer un peu, chercher quelque chose d’assez large qui puisse parler à tout le monde, et j’en suis arrivé à la notion d’épreuve.
"Toute l’exposition parle des épreuves, mais elle prône un certain stoïcisme."
Les personnages que vous mettez en scène dans vos œuvres sont très colorés, ils contrastent totalement avec les thématiques abordées…
C’est un choix qui est surtout esthétique, c’est ce que je faisais déjà en illustration numérique. Le plus simple pour que l’image soit impactante, c’est quand même d’avoir des couleurs vives. Il n’y a pas forcément de réelle symbolique à chercher dans les couleurs, c’est un peu le cas dans la série « La nuit sans cœur » où les couleurs chaudes représentent plutôt la joie, le bonheur, et les couleurs froides, l’inverse. Mais sinon, globalement, c’est juste l’envie que mes images pètent un peu et mon goût personnel qui parle beaucoup.
Pouvez-vous nous parler du processus créatif derrière quelques-unes de vos œuvres ?
Ça vient de la phrase en italien : "Tutto passa", qui veut dire que tout est voué à passer. Je trouve ça rassurant de se dire que les bons moments, comme les mauvais, sont voués à passer. Je l’ai relié à l’épreuve de la mort et à la certitude, parce que dans le Coran, la mort est désignée comme la certitude. La seule chose dont on est sûrs, c’est qu’on va mourir un jour. Toute l’exposition parle des épreuves, mais elle prône un certain stoïcisme. Il y a un personnage qui pleure, un personnage qui souffre, parce qu’on a le droit de pleurer, c’est humain, mais ce n’est pas la fin, il faut essayer d’affronter la chose et d’avancer. Sur ce tableau, il y a certain stoïcisme, le personnage regarde la mort et il est serein, il accepte un peu son destin. Autour de lui, la vie continue, les papillons et les chenilles représentent la nature et l’évolution. L’idée, c’est de montrer qu’on n’est pas grand-chose, des petites poussières à l’échelle de l’univers, qu’il y aura une vie avant et après nous, et que ça ne sert à rien de se faire une montagne pour des choses insignifiantes. Même si on ne dirait pas comme ça, je pense que c’est le tableau le plus optimiste de l’exposition.
Cette œuvre-là, c’est une allégorie du capitalisme et de notre rapport à la nature. Tout le monde me parle de l’inspiration de "Princesse Mononoké" des studios Ghibli, mais je n’avais pas forcément prévu de faire le loup en blanc, ce n’était pas une référence, et la vraie narration, c’est que la petite fille s’est battue contre le loup pour sauver l’agneau. J’avais envie d’inverser le fait que le blanc représente la pureté, et le noir le mal, en choisissant de le faire en blanc. Pour condenser un peu, le loup représente le capitalisme, mais il représente surtout toutes ces forces qui nous empêchent de disposer de notre temps comme on veut. Ça passe beaucoup par le système capitaliste, dans le sens où on est poussés à une recherche du profit, à une compétition, au détriment de nos aspirations à nous et de notre rapport à la nature. Le loup a l’air assez neutre parce qu’on ne peut pas mettre de visage sur le capitalisme. Comme un animal, c’est quelque chose qui n’a pas de sentiments, il fait ce qu’il doit faire, il répond à son instinct. Toute cette histoire, ça me faisait penser à l’expression "rat race" en anglais, l’équivalent français du "panier de crabes". C’est le fait, qu’on évolue - dans un panier de crabes ou dans un petit labyrinthe de rat - dans un cadre extrêmement limitant mais qu’on nous présente comme étant le seul horizon. Et on ne cherche pas à aller au-delà, voire dans le cadre du panier de crabes, on se marche dessus les uns les autres au lieu de faire preuve d’intelligence collective pour s’élever mutuellement et sortir. D’où le crabe sur le t-shirt de la fille, c’est un crabe qui a réussi à sortir du panier. Enfin, pour l’agneau, j’étais tombé sur la chaîne Youtube d’un gars qui vit à la campagne et qui recueille des bébés animaux qu’il soigne – Bon, c’est beaucoup moins profond que le reste ! [Rires] Mais je me disais, c’est ça la vraie vie ! La vie, ce n’est pas remplir des tableaux Excel.
"La manière de se sortir des épreuves, c’est l’empathie."
Ça vient d’une citation attribuée à l’anthropologue Margaret Mead. Elle aurait demandé un jour à ses étudiants : "Selon vous, quelle est l’origine de la civilisation ?" Ils ont fait plein de propositions : l’invention de l’écriture, le fait qu’on érige des cités, etc. Et ce qu’elle proposait comme point d’origine de la civilisation, c’est un fémur humain, daté de plusieurs milliers d’années, qui était cassé et guéri. C’était la preuve que quelqu’un s’était cassé la jambe, mais surtout que quelqu’un d’autre avais pris soin de cette personne, avait chassé et cueilli pour elle, pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois, le temps que cette personne aille mieux. Tandis que dans le règne animal, un loup se casse la patte, c’est fini pour lui. En résumé, le point de départ de la civilisation, c’est l’empathie. Et dans le cadre de l’exposition, je trouvais ça intéressant de dire que la manière de se sortir des épreuves, c’est l’empathie, c’est s’aider les uns les autres. C’est dans l’intérêt de tout le monde, tu aides la personne aujourd’hui, et demain, ça peut être elle qui t’aidera. Comment représenter l’origine et le fait qu’il n’y avait rien avant ça ? J’aurais pu mettre du blanc ou un désert, mais je trouvais ça intéressant de mettre ce qu’on voit dans les logiciels de 3D quand on arrive : juste une grille et un point d’origine avec les axes x, y et z. Quand j’arrive sur un logiciel de 3D et que je vois ça, j’ai vraiment la sensation que tout est à construire. Pour les corbeaux, c’est une référence à la mort. Il y en a un qui regarde la petite fille, c’est la preuve que la mort la guette et que, si le petit garçon ne l’avait pas aidée, peut-être qu’elle n’aurait pas survécu. C’est aussi une référence au récit biblique où Dieu envoie des corbeaux à Caïn pour lui montrer comment enterrer son frère, et je trouve que ça parle aussi d’empathie et de genèse.
Est-ce un choix de représenter souvent des enfants ou des personnages adolescents dans vos peintures ?
Dans mon travail, j’ai le souci d’avoir des personnages assez divers, des filles comme des garçons, de toutes les couleurs de peau. J’ai mis longtemps à m’en rendre compte, mais ne pas avoir de représentations, c’est quelque chose dont j’ai souffert quand j’étais plus jeune. Quand je jouais à Tony Hawk à l’époque, il y avait l’outil pour créer son propre personnage, je faisais toujours un personnage blanc avec une coupe de cheveux mi-longs, parce qu’à l’époque ce n’était pas vu comme cool d’être arabe. C’est quelque chose que je n’avais pas envie de reproduire, et au contraire, de corriger un peu. Pourquoi les enfants spécifiquement ? Je pense que dans cette logique de vouloir que tout le monde se sente représenté, tout le monde n’a pas été vieux dans sa vie encore, mais tout le monde a déjà été enfant un jour. Il y a de ça, et puis, j’ai aussi le sentiment que présenter des personnages jeunes, c’est vu de manière assez neutre. C’est quelque chose que j’aurais pu essayer de challenger en montrant des personnages plus âgés ou avec d’autres corpulences, mais montrer des enfants, ça permet aussi de se concentrer sur le message qu’il y a autour.
"Nous ne devons pas craindre l’IA, ce qui prime dans l’art, c’est le propos."
Vous avez réalisé une série de portraits de célébrités pour le challenge du Inktober, dont SCH, Kali Uchis, Frank Ocean ou encore les Daft Punk. Pouvez-vous m’en parler davantage ?
"Inktober", c’est un challenge lancé par Jake Parker en 2009, le but étant de faire un dessin par jour pendant tout le mois d’octobre. C’est un challenge qui s’appliquait à lui-même à la base, mais il s’est rapidement popularisé sur Instagram, et au final, c’est devenu pour toute la communauté artistique sur les réseaux sociaux. Et cette année, j’avais envie de dessiner des artistes musicaux qui me plaisent et que j’écoute. L’idée, c’est de faire un dessin qui ne prend pas trop de temps afin de pouvoir tenir la cadence tout le mois. Je travaillais d’après photos et j’essayais d’appliquer mon style à ces photos-là, de faire quelque chose d’assez spontané et sans contours. On va dire que c’était une petite préparation pour le travail sur l’exposition. Même si c’était de l’illustration numérique, j’essayais d’avoir la même logique qu’avec de la peinture, d’y aller un peu sans filet de sécurité.
En 2022, vous avez participé à l’exposition collective, "The Big Dream", dont l’œuvre est devenue un NFT. Comment appréhendez-vous la place des nouvelles technologies dans l’art et l’évolution des intelligences artificielles dans votre métier ?
Aujourd’hui, les outils numériques sont largement acceptés. Ils sont dans les workflows des grands studios d’animation, tu as le droit de te dire artiste alors que tu fais de l’illustration numérique, ça ne pose de problème à personne. Je ne sais pas si ça a toujours été le cas, en tout cas aujourd’hui, c’est largement accepté. Après, je pense que ce qui prime dans l’art, c’est le propos. Si Marcel Duchamp peut mettre un urinoir dans un musée et dire que c’est de l’art, on peut aussi dire qu’une œuvre numérique est de l’art. Concernant les intelligences artificielles, c’est un outil comme un autre pour moi, même dans mon travail, j’ai pu l’utiliser pour me faciliter la tâche et gagner du temps. Quand la photographie a été inventée, beaucoup d’artistes n’acceptaient pas que des photographes puissent revendiquer faire de l’art, alors qu’aujourd’hui ça ne pose plus de problème. Il y a toujours une phase d’adaptation comme ça, et forcément, il y a des métiers qui vont en pâtir. Quand il y a eu l’invention de la voiture, les maréchaux-ferrants ont perdu leur travail, malheureusement cette phase de friction est nécessaire, et on n’y peut rien. Maintenant, est-ce que j’en ai peur ? Non, dans le sens où ça fait perdre des métiers surtout dans la partie exécution et dans le concept-art mais à partir du moment où tu as un propos, je pense que tu n’as rien à craindre de l’intelligence artificielle. Même dans l’exécution, c’est quelque chose d’assez limité, l’IA n’a pas vraiment, à ma connaissance, conscience des images qu’elle fait. Elle n’a pas de conscience en 3 dimensions de ce qu’est une main, par exemple, comment elle fonctionne, de ce que sont les métacarpes, etc. Elle amalgame juste les images qu’elle a dans sa base de données, et c’est quelque chose qui fonctionne en circuit fermé, elle est dépendante des inputs qu’on lui met pour générer les choses. Pour faire des images, l’intelligence artificielle ne peut pas s’inspirer de la sculpture, de la musique ou de quoi que ce soit d’autre, tandis que nous, on peut. Donc, en termes d’art, je ne pense pas qu’on ait vraiment à s’inquiéter. Peut-être que l’histoire me donnera tort, mais personnellement, ça ne m’inquiète pas particulièrement.
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