INTERVIEW

Sheng : "Le fait d’exister est déjà une forme de revendication."

Publié le

29 mai 2024

Rappeuse franco-chinoise de 24 ans, Sheng porte sa culture et ses racines à travers sa musique. Entre hyperpop, rap et sonorités chinoises, elle ne cesse d’explorer et de transgresser les genres musicaux. Après deux premiers EP prometteurs : DI YU 地狱 et Enfant Terrible 魔孩, l’artiste revient avec "DIS-MOI PK ?!" et "KIT KAT", des singles qui annoncent un nouvel album, plus expérimental et à son image, à venir à la rentrée.

Sheng ©Anastasia Polak

Le rendez-vous est fixé à Monsieur Aristide (Paris XVIIIe) aux alentours de 17h. A la terrasse verdoyante de l’hôtel, Sheng s’installe après avoir commandé un jus de fruit. Souriante et enthousiaste à l’idée de répondre aux questions, elle revient sur ses origines, ses influences, son rapport aux réseaux sociaux et sur l’esthétique Y2K qui l’a inspirée pour son single "DIS-MOI PK ?!".

Dans votre musique, vous mélangez les genres : pop dansante, rap ou encore R’n’B aux sonorités chinoises. Comment vous vous définissez en tant qu’artiste ?

C’est marrant mais, justement, je ne sais pas. C’est une question qui revient souvent et pour être très honnête, je ne sais pas forcément. A la base, je m’inscrivais clairement dans le rap. J’ai commencé par des freestyles où je ne chantais même pas tellement que ça. Après, ça a pris de plus en plus d’espace et j’ai l’impression qu’aujourd’hui quand même, on a une définition du rap qui est plus ouverte. Il y a plein d’artistes qui émergent et qui prennent des inspirations d’un peu partout : des inspis de rock, des inspis de pop, etc… Moi, je me situerais plutôt entre le rap et la pop. Je m’en fiche un peu de la catégorie dans laquelle les gens mettent ma musique, mais ça ne me dérange pas qu’on me dise que des sons comme "DIS-MOI PK ?!", c’est de la pop car oui, c’est vrai, ça sonne comme de la pop.

Vous êtes franco-chinoise, vous chantez en français et en mandarin, est-ce que c’est important pour vous de porter vos origines et votre identité dans votre musique ?

Oui ! Au départ, quand j’en mettais, c’était plus pour ma famille en Chine pour qu’ils comprennent un peu ce que je dis. C’est ma grand-mère qui m’avait fait la remarque de mettre du mandarin. Donc, à la base c’était pour ça et ça a pris de plus en plus de place. Pas une place de plus en plus grande, parce que je ne mets pas forcément plus de mandarin qu’avant, même parfois, j’en mets moins, mais en tout cas, quand j’en met maintenant, c’est aussi par conscience politique. Le mandarin, c’est une langue qui est un peu moquée, il y a des gens qui peuvent être un peu réticents à la mettre, et ça me fait plaisir de savoir que, d’une certaine manière, en mettant du mandarin dans mes sons, je peux assumer une certaine revendication. Je me suis rendue compte qu’en mettant du mandarin dans mes morceaux, ça restait, et c’est accueilli très favorablement par beaucoup de personnes qui sont très ouvertes sur le sujet.

Parce que c’était quand même une prise de risque, dans le rap qui reste un milieu niche, de rapper en mandarin…

Franchement oui, c’est une prise de risque. D’autant plus que j’ai l’impression que, quelque soit la seconde langue, les gens ne sont pas forcément hyper hypés quand il y a d’autres langues qui viennent. Je pense que je ne suis pas la seule artiste à rencontrer ces difficultés, il y en a beaucoup : ceux qui mettent de l’espagnol, du portugais, de l’anglais ou même la langue arabe. Ce n’est pas quelque chose qui est tout le temps favorablement accueilli, donc forcément, c’est une prise de risques. Mais de l’autre côté, j’ai l’impression que les gens sont de plus en plus ouverts d’esprit à ce sujet et c’est aussi hyper agréable quand tu as le soutien de ta communauté derrière, quand je vois des personnes chinoises qui sont là : "C’est cool de voir quelqu’un d’origine asiatique et qui, en plus, met un peu sa langue dans sa musique !".

Pourquoi avoir choisi "Sheng" comme nom de scène ?

"Sheng", c’est le nom de famille de ma maman, de mon papi, et de toute la famille en Chine. Et moi, mon deuxième prénom, c’est Sheng-He. C’était aussi en hommage à ma maman, je ne voulais pas faire de la musique mais c’est grâce à elle, qui m’a fait faire des cours de piano quand j’étais petite, du coup c’est pour elle aussi. C’est en hommage à mes racines et à ma maman.

"Dans la musique, les chiffres, ce n’est pas un gage de qualité mais c’est un indicateur."

Vous commencez par poster des freestyles sur Instagram et vous êtes repérée sur ce réseau social. Quel est votre rapport avec les réseaux sociaux ?

C’est une trop bonne question, je crois qu’on ne me l’avait jamais posée ! C’est un rapport qui est hyper ambivalent. D’un côté, quand j’ai commencé, c’était vraiment un truc de plaisir. Les réseaux sociaux c’est merveilleux, ça te permet d’interagir directement avec les personnes. Parfois, je fais des vocaux avec des gens qui kiffent mes sons et on parle comme ça, c’est cool, ça rend le truc hyper concret, hyper humain. Les réseaux sociaux, c’est aussi un super outil de travail où tu partages le visuel et où tu partages le son. Et de l’autre côté, on est beaucoup, sans parler des artistes, à souffrir de problèmes d’addiction. Parfois, j’ai une addiction aux réseaux sociaux et c’est encore plus exacerbé par la musique. Là, j’ai un peu fait un travail et j’essaie de faire une pause de mon portable donc ça va mieux, mais notamment après les sorties parfois, je commence à paniquer sur les chiffres, à me dire : "Putain, cette publication n’a pas eu assez de likes" ou "Cette story n’a pas fait assez de vues". Et ce n’est pas bien de penser comme ça. Après je ne rejette pas totalement cette question de chiffres parce que c’est aussi un indicateur pour moi. Ce n’est pas un gage de qualité mais c’est un indicateur si la communication a été bien faite, si le son parle aux gens. Mais il ne faut pas se faire contrôler par ça non plus parce qu’au final, ça met trop de stress, trop d’angoisse et tu commences à faire de la musique pour les mauvaises raisons. Je pense qu’il faut essayer de se libérer de ça, parce que quand tu crées, c’est bien plus que pour des chiffres.

Un conseil à donner à une personne qui aimerait se lancer dans la musique ?

Foncer ! Mon conseil personnel, ce serait : "Fonce, on n’a qu’une seule vie, fais ce que tu aimes et ce qui te fais vibrer !"

Quelles sont vos influences musicales ? Les artistes qui vous inspirent dans la musique ?

J’écoute surtout du rap français et du rap américain. XXXTentacion et Lil Peep, sont des grosses références pour moi. C’est pour ça que mes premiers morceaux étaient un peu tristes, un peu bandants avec des prods un peu lancinantes, avec une guitare et un côté très drama. Et sinon, en rappeurs français, je vais citer des noms assez connus, je ne vais pas faire original pour être originale, mais Hamza, Damso, Laylow, Népal. Là en ce moment, j’adore Asinine, je la trouve incroyable cette meuf, elle est trop forte, Theodora, Kay The Prodigy et BabySolo33 aussi.

"L’image, c’est aussi un formidable moyen d’exprimer sa créativité, d’exprimer sa musique et justement, c’est trop intéressant de réussir à allier les deux."

Vous avez une identité visuelle assez forte, qui a bien évolué depuis vos débuts, notamment au niveau de vos clips et vos photos pour accompagner vos chansons. Est-ce que pour vous la musique est intrinsèquement liée à l’image ?

Je pense que les deux sont importants, aussi bien la forme que le fond. J’ai l’impression, aujourd’hui, d’autant plus dans le secteur du rap qui est le genre le plus populaire et le plus écouté, qu’il y a énormément de sorties chaque vendredi. Donc déjà, pour un côté très rationnel et très marketing pour parler franchement, pour se distinguer, il faut aussi que les gens aient envie de t’écouter. Et forcément avoir une DA soignée qui détonne, ça va t’aider. Au-delà de cet argument très rationnel et marketing, la DA est très importante pour moi parce que j’ai envie que ce soit en accord avec le fond, avec la musique. Je trouve que c’est aussi un formidable moyen d’exprimer sa créativité, d’exprimer sa musique et justement, c’est trop intéressant de réussir à allier les deux. Que les gens soient, non seulement bien servis au niveau de l’écoute des oreilles, mais aussi bien servis au niveau des yeux. Les deux vont ensemble, et même, ça permet d’allier plein de secteurs, plein d’artistes différents. Par exemple, je travaille avec la même styliste, Mélanie VASSR, depuis plus d’un an et je me sens chanceuse de pouvoir travailler avec ces créatifs-là. L’image, ça permet de faire des ponts entre la mode, la musique et les réalisateurs.

Sheng ©Anastasia Polak

Vous venez de sortir en début d’année un nouveau single "DIS-MOI PK ??". C’est une musique fraîche, pop et colorée à l’esthétique Y2K, à l’image des années 2000. Qu’est-ce que ça annonce pour la suite ?

Cet imaginaire très Y2K, je le trouvais très à-propos, très cohérent avec le son « DIS-MOI PK ?! ». La première fois que j’ai vu le master, j’étais là en mode "Ok, je vois exactement le clip qu’il faut !". Tu sais, notamment le clip de Doja Cat ou même l’univers très Y2K de Pink Pantheress, je me suis dit qu’il y avait un truc à faire. Pour la suite, forcément, ça va influencer le reste parce que j’ai des sons qui sont un peu dans cette veine, un peu dansants, un peu hyperpop. Et dans le stylisme, il y aura quand même des références Y2K, même si tout ne sera pas axé dessus. On va mêler ça avec l’autre direction artistique que j’ai depuis mon deuxième EP, DI YU 地狱, et qu’on retrouve un peu sur "KIT KAT". C’est clair que, comparé à mon dernier projet, il y a encore une évolution dans la DA.

Vous définissez votre 1er EP comme "le passage de l’enfance à l’âge adulte avec les premiers émois de l’adolescence" et votre second projet comme "plus représentatif du moi adulte". Il y a une réelle évolution à travers vos projets musicaux. Votre nouvel album sort à la rentrée, qu’est-ce que vous avez décidé d’y raconter ?

Pour l’instant, je ne peux pas trop en dévoiler non plus mais c’est la première fois que je vais sortir une mixtape de 10 titres, alors qu’avant j’en faisais plutôt 6. Et mine de rien, avoir 10 titres, ça laisse beaucoup plus d’espace ! Avoir 10 titres, ça permet d’avoir une palette un peu plus ouverte, plus plurielle. C’est l’occasion de m’amuser, d’expérimenter, de tester d’autres types de prod et de m’amuser au niveau flow tout en créant un ensemble cohérent qui raconte une certaine histoire. Qu’est-ce qu’on trouvera dans cet album ? On y trouvera des sujets et des thèmes que j’aborde déjà dans mes précédents sons comme la rupture dont il est question dans "DIS-MOI PK ?!" et "KIT KAT". Et il y a un son notamment, que j’aime beaucoup, qui est un peu politique, il est encore très différent de ce que j’ai pu faire avant. J’ai hâte de le sortir ! Du coup, c’est un projet qui sera assez pluriel, mais qui s’inscrit toujours dans ce que j’ai fait, en mieux.

Votre collaboration de rêve ?

Joji ! C’est un artiste américain que j’adore, il est incroyable, il est trop fort !

"Quand tu es une meuf dans un milieu majoritairement masculin, tu ne peux pas te permettre d’être médiocre, il faut que tu sois toujours mieux."

Le milieu du rap reste un milieu majoritairement masculin, encore aujourd’hui. Comment faire sa place en tant que femme qui rappe en français et en mandarin dans l’industrie musicale ?

Je pense que dans le rap, littéralement comme dans la musique et tous les corps de métiers, il y a toujours ces inégalités, ce rapport asymétrique. Il y a toujours un truc où, quand tu es une meuf dans un milieu majoritairement masculin, tu ne peux pas te permettre d’être médiocre, il faut que tu sois toujours mieux. Je me souviens quand je faisais des freestyles, il m’est déjà arrivée de faire des freestyles vraiment nuls, ça arrive. J’acceptais les critiques parce que c’était aussi le jeu, mais ce qui me soulait, c’est que j’étais sans cesse ramenée à ma condition de femme. Typiquement : "C’est parce que tu es une meuf que tu es nulle." Et c’est horrible, ça t’essentialise énormément. Comment faire sa place en tant que femme dans l’industrie musicale ? Je pense comme toutes les meufs de l’industrie : le simple fait d’exister. Tu n’as pas besoin forcément de rapper des trucs hyper féministes dans tous tes sons, même si c’est trop cool. Je pense que le simple fait d’exister, et d’être de plus en plus visibles permet de faire bouger les choses. Après, pour vraiment changer les choses en profondeur, il faut qu’il y ait une vraie remise en question de l’industrie musicale, et ça, on ne sait pas quand ça sera. Mais déjà, rien que par le fait d’exister, en soi, c’est déjà une forme de revendication.

Qu’est-ce qu’il faut esquiver dans la musique d’après vous ?

Justement, être trop focus sur les statistiques et les streams. Après, il ne faut pas être hypocrite, c’est important si tu comptes en vivre, à part si tu as des moyens financiers et un capital énormes. C’est bien de s’ouvrir et d’écouter un peu les retours des gens mais il ne faut pas s’enfermer non plus dans ce mental et être prisonnier de ça. La musique ce n’est pas ça pour moi.

Votre dernier coup de cœur musical ?

[Regarde sa playlist sur son téléphone] "Deux ailes de cire" de Asinine. Vraiment, le son et le clip sont incroyables !

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