INTERVIEW

Rencontre avec la délicate Sarah Degny : "Nous voulons tellement vendre notre image en ligne que nous ne sommes plus nous-mêmes."

Publié le

24 mars 2022

Prêtresse des mots en ligne depuis quelques années, Sarah Degny a imposé sa plume mature sur la Toile. Sous le pseudonyme La Délicatesse Des Mots, la jeune auteure s’engage sur le front des combats du cœur, des relations amoureuses avec des exergues intenses, ardentes et intimes comme nerf de la guerre. Pertinente et riche de fulgurances, celle qui se définit comme une "Booba Délicate" se lance aujourd’hui dans l’écriture d’un roman exutoire à paraître prochainement.

Sarah Degny est habillée par The Kooples ©Mickaël Cornelus

Observatrice et ancrée dans son époque, l’auteure Sarah Degny, connue sous le nom La Délicatesse Des Mots sur Instagram, s’exprime sans détour sur sa vision de l’amour, de l’écriture et les grands noms qui lui ont donnés envie de s’intéresser à la littérature. Suivie par une communauté très engagée, sa plume aussi douce qu’affûtée dénote de sincérité et de précision dans un univers où virtuel rime souvent avec posture galvaudée. Pour S-quive, elle se livre sur son parcours et ses projets d’écriture.

Vous êtes passée de plume politique à plume romantique…. Racontez-moi.

Je ne suis pas vraiment passée de plume politique à plume romantique. Je voulais aller vers la politique et je me suis rendue compte, en rencontrant des personnes qui voulaient m’inciter à persévérer dans ce milieu, que ça ne me plairait pas forcément. Je pense que j’ai eu envie de me diriger dans ce domaine pour me prouver qu’on peut être une femme sensuelle mais aussi bien savoir écrire et être intelligente. Aujourd’hui, on nous réduit à beaucoup de choses et c’était plus pour me prouver à moi-même que j’en étais capable. Et puis, La Délicatesse Des Mots a explosé et voilà… Je suis une plume romantique ! [Rires]

Vos textes sont matures et parfois très acérés… C’est pour cette raison que vous vous décrivez comme une "Booba Délicate" dans votre bio Instagram ?

Oui ! J’ai toujours été très fan de l’écriture de Zola, de Stendhal, des très grands, disons, qui arrivent à dresser des portraits très détaillés. Ils marquent les défauts des gens comme les qualités. J’aime me dire que je peux décrire une personne qui me débecte mais d’une belle manière, tout en restant dans la douceur. Et puis, j’aime aussi me dire que c’est possible de rendre quelqu’un de laid, dans la réalité, mais beau dans l’écriture.

"On est multiple à l’intérieur de soi donc l’inspiration est constante."

Vous faites preuve d’une grande empathie dans vos écrits et d’un sens de l’observation particulièrement précis… Quelles sont vos inspirations ?

Je pense que tout ça vient de ma famille et de mon éducation. Mon père est très esthète et délicat mais c’est vrai que du côté de ma mère, ils ont tous cette fibre artistique. Mon grand-père était très dans le détail, il écrivait et il peignait. Il faisait attention à pleins de petites choses et aux réactions. On a aussi été un peu élevés dans la bourgeoisie donc avec cette idée de faire attention à certains codes, aux gestes qui veulent dire beaucoup de choses, au regard et à l’envie de ne pas froisser tout en n’ayant pas peur de dire les choses.

J’imagine beaucoup aussi. Sûrement parce que mon grand-père passait beaucoup de temps à observer les autres et à projeter ce qu’il pouvait y avoir derrière. Lorsque je prenais les transports en commun, je me suis rendue compte que je regardais énormément les gens autour de moi et je les décortiquais physiquement. Je me disais : "S’il a ce regard, c’est parce que ce matin ou ce soir, il s’est passé ou il va se passer quelque chose". Je me faisais des films dans la tête, ce qui rendait les trajets beaucoup plus drôles. Il y a aussi du vécu mais aussi des choses que j’invente, je pioche un peu partout. On est multiple à l’intérieur de soi donc l’inspiration est constante. Le monde est en perpétuel mouvement et ça crée pleins d’histoires.

Sarah Degny est habillée par The Kooples et porte des chaussures Nomasei ©Mickaël Cornelus

Avec vos lettres ouvertes, vous nous renvoyez au lycée où l'on se connectait à la page "Spotted" pour déclarer notre flamme, c’est une démarche qui vous plaît ?

Oui j’aime beaucoup. Pendant le premier confinement, j’étais sur Tinder et je parlais à des hommes. Je me suis rapidement rendue compte qu’avec cette pandémie, qui nous empêchait de nous rencontrer rapidement, ce n’était pas très intéressant. Les réseaux créent cette instantanéité, on est censé se voir vite. Mais au fond, où est passé l’échange ? Où est passé la correspondance amoureuse ? Ce que j’aime finalement parce que mes romans préférés sont des correspondances amoureuses. J’ai lancé cette idée de lettres pendant le premier confinement et j’ai reçu une quantité incroyable de lettres. J'ai adoré car des couples se sont formés et j’aime écrire pour les autres. C’est vraiment un exercice qui me plaît. D’ailleurs, il y a trois mois, un de mes amis m’invite dans son bar et me dit qu’il doit me présenter quelqu’un pour qui j’ai publié une lettre cet été. Je ne m’attendais pas à ça mais la fille me dit : "C’est grâce à toi que nous sommes ensemble via la lettre et ça fait un mois". C’est assez fou. J’adore écrire pour permettre aux gens de trouver l’amour.

Êtes-vous consciente que certain(e)s s’échangent tes textes pour draguer sur les réseaux ?

[Rires] On me l’a dit et je trouve ça très drôle. Je ne m’en rends pas compte mais je trouve ça chouette parce que ça émane de toi et ça peut permettre l’intimité chez d’autres personnes. Ça me touche énormément.

"Nous voulons veut tellement vendre notre image en ligne que nous ne sommes plus nous-mêmes."

Vous êtes aussi une plume pour le site Adopte.com. Comment est née cette collaboration ?

Adopte.com m’a contactée le 14 février dernier parce qu’il souhaitait que je participe à un jeu concours énorme. Je devais écrire une lettre, comme les autres participants, pour la mettre dans une fusée et l’envoyer dans l’espace. Le projet s’est réalisé mais j’ai refusé parce qu’à ce moment-là j’étais très frileuse et je refusais énormément de choses. Je ne voulais pas mêler mon ADN à divers projets et je souhaitais préserver la pureté de mon compte. Je ne fais pas de placements de produits parce que je ne veux pas qu’on utilise ma communauté qui grandit. Ils ont insisté pendant des mois pour qu’on travaille ensemble et un jour j’y suis finalement allée. Je souhaitais rencontrer le boss parce que je voulais savoir qui était derrière tout ça. Ça s’est super bien passé, le boss est un savant mélange entre Edward aux mains d’argent et Benjamin Biolay, ambiance Tim Burton mais très charmant. Il était hyper motivé pour que j’écrive pour eux, il voyait beaucoup de similitudes entre nos lignes éditoriales. Donc ça a pris le temps mais je m’épanouie vraiment à le faire aujourd'hui, c'est un véritable défi d’écriture et ça me permet de me surpasser.

Trois de vos textes nous ont tapés dans l’œil : "Insta", "L’infidèle 4.0" et "1,2,3 Ghosting". Pensez-vous que les réseaux sociaux nous rendent si égocentriques et perfides ?

Oui car je suis la première à être tombée dans le piège et pourtant je suis très nature. J’ai toujours aimé Internet, j’étais la première à avoir un Skyblog il y a des années et à suivre le mouvement de Facebook, Instagram… J’adore poster, écrire mais sur Instagram, je me suis rendue compte que l’image est devenue un poison. A différents moments de ma vie, ça m’a beaucoup fait perdre confiance en moi physiquement parlant, et c’est même le cas pour certaines de mes amies. J’en parle parce que j’ai été un peu victime de ça.

Sarah Degny est habillée par The Kooples ©Mickaël Cornelus

"Je pensais que La Délicatesse Des Mots, c’était déjà un travail de compréhension et d’acceptation de moi-même et finalement c’est mon livre qui fait tout ce travail."

Pensez-vous que dans les relations hommes/femmes, ça crée cette relation un peu faussée ?

Évidemment. Je n’ai jamais eu de mauvaises surprises en rencontrant des hommes avec les réseaux sociaux, au contraire, j’y ai même fait de très belles rencontres avec qui j’ai de bons liens encore aujourd’hui. En même temps, je bosse sur de l’écriture, mon compte Instagram n’est pas basé sur mes fesses ou mon visage. Je suis persuadée que pour les autres, c’est compliqué car nous voulons tellement vendre notre image en ligne que nous ne sommes plus nous-mêmes.

Aujourd’hui, vous vous lancez dans l’écriture d’un livre avec une grande maison d’édition. Parlez-nous de ce nouveau challenge…

C’est un vrai défi pour moi dans le sens où je n’ai jamais écrit sur "du long". C’est d’autant plus une performance que le travail c’est d’expliquer pourquoi j’ai écrit tous ces textes qui, finalement, essaient de refléter de la légèreté et de la beauté. Effectivement, parfois, c’est acéré mais ce n’est pas aussi profond que d’écrire 15 lignes sur un sujet. Là, je me retrouve confrontée à moi-même et je reviens sur des écrits qui traduisent des démons que je pouvais avoir en moi sans m’en rendre vraiment compte. Je fais aussi des liens que je n’avais pas vu au moment où j’écrivais ces poèmes. Je prends mon temps parce que c’est une véritable psychanalyse d’écrire sur du long. En même temps, ça me fait peur car je risque de dire ma vérité, ce qui pourrait blesser beaucoup de personnes, je le sais. Après, j’entremêle aussi mes textes avec de la fiction car le but n’est pas de rentrer intégralement dans ma vie privée. Dans mon livre, il y a beaucoup de sincérité, j’ai un peu peur des retombées mais c’est le jeu. Ce livre me soulage, je me comprends mieux. Je pensais que La Délicatesse Des Mots, c’était déjà un travail de compréhension et d’acceptation de moi-même et finalement c’est mon livre qui fait tout ce travail.

Sarah Degny est habillée par The Kooples et porte des chaussures Nomasei ©Mickaël Cornelus

D’ailleurs, ce sont les éditions qui vous ont contactées par l’intermédiaire des réseaux sociaux…

Oui l’été dernier, sur un coup de tête, j’ai fait une story sur Instagram pour expliquer que j’écrivais mon recueil. J’ai aussi précisé que si quelqu’un travaillait chez Actes Sud, qui est une maison d’édition que j’adore, qu’il me contacte ! Je me suis lancée, c’était un peu présomptueux mais c’était aussi pour plaisanter. Beaucoup de grandes maisons m’ont écrit. J’ai eu un gros coup de cœur pour un des éditeurs qui m’a contactée et qui me suit depuis longtemps. Il travaille avec Morgane Ortin et Jementbasleclito, entre autres. Nous nous sommes rencontrés et on s'est tout de suite compris.

"Entre 100 et 150 des textes publiés sur Instagram, et sélectionnés avec soin, seront intégrés au livre pour former un puzzle homogène et une véritable histoire."

Ressentez-vous la peur de la page blanche ?

Non, je la ressens pour La Délicatesse des Mots parce qu’il faut écrire dans l’instant T mais pas pour le livre. Tout ce que je raconte dans mon livre coule de source, tout fait sens, il y a des liens partout. Le problème pourrait se poser le jour où je me lancerai dans l’écriture d’un roman fiction, quoique, si je le fais par plaisir, je ne pense pas que je ressentirai cette peur.

Vos textes publiés sur Instagram seront de fidèles exergues de votre livre ?

Exactement, entre 100 et 150 des textes publiés sur Instagram, et sélectionnés avec soin, seront intégrés au livre pour former un puzzle homogène et une véritable histoire. C’est compliqué car j’ai eu 1000 histoires et j’écris depuis l’âge de 24 ans… Depuis j’ai bien grandi et évolué aussi.

Sarah Degny est habillée par The Kooples et porte des chaussures Nomasei ©Mickaël Cornelus

Si vous deviez conseiller une œuvre qui vous a donné envie d’écrire à la nouvelle génération…

Ce qui m’a donné envie d’écrire, c’est La princesse de Clèves, un roman de Madame de La Fayette. J’avais le souffle coupé pendant toute la lecture et je souhaitais que cela se termine comme je le voulais ! C’est tellement beau, ça décrit tellement bien le mystère amoureux que j’étais happée. Il y en a d’autres comme Le fait du prince  d’Amélie Nothomb, les livres de Frédéric Beigbeder quand j’étais plus jeune mais aussi d'Albert Cohen… Tout ce qui est correspondances d’une âme qui se dévoile à une autre, j’étais fascinée par Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, Le Rouge et le Noir de Stendhal, tous ces grands classiques étudiés en lettres.

Ambitionnez-vous de vous lancer dans d’autres projets ?

Oui j’aimerais. Pourquoi pas créer une agence avec tous les talents, toutes les plumes d’Instagram qu’on ne voit pas. C’est tellement beau cette vague de gens qui se sont lancés dans l’écriture sur les réseaux sociaux ces dernières années, il n’y en avait pas autant avant. Seulement quelques-uns qui nous donnaient envie de le faire mais on n’avait pas le cran et là les cartes sont lancées. Il ne faut pas que ça reste que sur Instagram uniquement, il faut en faire quelque chose. Parfois, je reçois des messages de gens qui me disent qu’en me lisant, ils se sont lancés, eux aussi, et ça me touche tellement. C’est génial. Ce n’était pas le but à la base, je voulais juste me libérer de pleins de choses que j’avais sur le cœur et ça donne ça… C’est beau.

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