INTERVIEW
Publié le
14 mars 2024
La traductrice Martine Aubert ouvre les portes de sa maison provençale à Pernes-les-Fontaines. Maison qui a vu naître la version française du prix Pulitzer 2023, On m’appelle Demon Copperhead, de Barbara Kingsolver, paru en février 2024 aux éditions Albin Michel.
Début d’année éprouvant. Sensationnel. Celle qui n’a pas l’habitude de trouver son travail sous le feu des projecteurs, s’est vue bousculée avec On m’appelle Demon Copperhead. Roman qui a planté son décor aux États-Unis, dans les Appalaches, une région dont personne ne parle, mais qui elle, parle sa langue, son jargon. Porter la voix de Demon, personnage principal du roman, était un des 1000 défis de Martine Aubert. Et quel défi… Heurté par la pauvreté, frappé par la crise des opioïdes, on suit celui qui, on le sait dès la première phrase, "se met au monde tout seul". L’histoire lève le voile sur les différents visages de la dépendance, et en mai 2023, on apprend que le prix Pulitzer est décerné à ses mots. Sorti en 2022 aux États-Unis, il aura fallu deux années de travail à cette traductrice qui, pour faire sien les mots et les histoires, tient presque comme une condition absolue et nécessaire, le fait qu’ils lui soient, en premier lieu, étrangers. Portée au rythme des doutes, des joies, des surprises, des blocages et des déblocages… Main dans la main avec Barbara Kingsolver. Elles. Les sœurs de cœur, et sœurs de mots, pour reprendre les écrits de la célèbre autrice américaine, n’auraient pu transporter les lecteurs à travers les 600 pages, en français, d’un roman qui touche, au cœur… Occasion inédite de mettre en lumière un métier de l’ombre, dissimulant un travail titanesque, ainsi que d’effleurer la relation aussi précieuse, qu’unique, entre ces deux maîtresses des mots.
Vous avez traduit 7 livres de Barbara Kingsolver, quel est le point de départ d’une telle relation, qui donnera naissance à 30 années de confiance, d’écoute, de compréhension… ?
Le début est un peu miraculeux. Je suis allée voir une amie aux États-Unis, et juste avant de prendre l’avion elle me tend un ouvrage : "Lis ça c’est formidable...". C’était The Bean Trees, de Barbara Kingsolver. Je l’ai englouti en vol. Dans le même temps, j’étais à la recherche d’un nouvel éditeur. Alors j’ai téléphoné aux Éditions Rivages, j’ai échangé avec Françoise Pasquier, qui en était la directrice. Une femme dont on parle encore, une femme extraordinaire. A la fin de la conversation, j’ai demandé si elle connaissait Barbara Kingsolver. "Pourquoi vous avez envie de la traduire ?". Et, oui, j’avais envie de la traduire ! "Écoutez, le livre est sur mon bureau, ce genre de coïncidence, ça n’arrive pas tous les jours, il est pour vous", m’a-t-elle dit. C’était il y a 30 ans, et c’était un miracle. Puis à force de traduire ce roman, qui se passait en Arizona, ses paysages, son atmosphère, j’ai voulu observer ça, et rencontrer Barbara. Plus tard, elle m’a confié qu’elle était terriblement tendue quand je suis arrivée. Tout comme moi. C’était son premier roman, elle était toute jeune. Ensuite j’ai traduit Les cochons au paradis. Après un moment d’absence, bien des années plus tard, j’ai eu entre les mains The Lacuna. Directement, j’ai téléphoné aux Éditions Rivages, je me suis proposée pour le traduire. Barbara était aux anges que je ressurgisse. Pour ce roman, je suis retournée lui rendre visite. Elle ne vivait plus en Arizona mais dans les Appalaches. Disons qu’un début d’amitié s’est noué à ce moment, parce qu’elle n’avait jamais vu quelqu’un qui prend des avions, qui va au Mexique, pour traduire un livre. A mon sens, elle devait trouver cela formidable et ça fait partie du plaisir de mon métier. Puis, quand tu es mariée avec trois enfants, tu as bien envie d’aller te promener de temps en temps. [Rires] Elle aimait les questions que je lui posais, je mettais le doigt sur quelque chose ou elle se disait : "Ah, c’est ça". Elle trouvait que je comprenais ses romans, que mes interrogations étaient pertinentes. Elle m’a donné toute sa documentation pour partir au Mexique. Je voulais respirer ce texte. Steven, son mari, m’a donné des tas de photos, des adresses. Ensuite, j’ai pris un avion pour Mexico. C’est une gigantesque expérience, la traduction de The Lacuna.
"Il me semble qu’à la suite d’une rencontre, un sentiment de responsabilité se développe."
A quel point, pour ce genre d’exercice, y-a-il besoin d’une relation personnelle avec l’auteure et dans quelle mesure est-ce bénéfique ?
J’ai commencé à traduire Barbara en 1995. Ça fait quasiment 30 ans. J’ai rencontré tous les auteurs que j’ai traduit, à l’exception d’une auteure, malheureusement décédée. Et je crois que ça tient à ma personne, j’avais envie de les rencontrer. A un moment j’ai traduit un livre de Jonathan Buckley, j’ai adoré et je suis allée le voir à Brighton, en Angleterre. C’était inoubliable, il m’écrit toujours, aujourd’hui.
Et pourquoi c’est nécessaire selon vous de les rencontrer ?
Je crois que c’est un désir chez moi, j’ai envie d’être face à la personne vivante. Il me semble qu’à la suite d’une rencontre, un sentiment de responsabilité se développe. Non seulement vis-à-vis d’une œuvre, mais aussi d’une personne. Quand on connaît la personne ça nous tient encore plus à cœur. Internet, vous posez une question, on vous donne la réponse, mais quand on est face à une personne, ça se développe très naturellement et puis une discussion en entraîne une autre, c’est l’intérêt de la rencontre humaine. Barbara me disait : "On ne connaît pas quelqu’un tant qu’on n’a pas vu sa maison". Elle était très heureuse d’être chez moi, de pouvoir m’imaginer devant ma cheminée… C’est une grande aventure ce roman.
On m’appelle Demon Copperhead a été le roman le plus long à traduire ?
Le plus long en nombre de pages, oui, et le plus long en investissement personnel, aussi…. Barbara m’a demandé si ça avait été le plus difficile, je peux répondre : "Oui". Mon éditeur, à Paris, me confiait que la grande difficulté de ce livre se trouve dans le récit à la première personne, c’est un enfant qui parle, c’est un enfant qui n’a pas d’éducation. Et c’est une langue assez locale.
On m’appelle Demon Copperhead, c’est justement le langage d’une région que Barbara décrit comme "invisible" dans la culture américaine. Elle confie dans les colonnes de Libération que "la grande tradition appalachienne du storytelling est ma langue maternelle, faite d’histoire et d’expressions". Comment traduit-on quelque chose qui ne possède pas d’équivalent français ? Langage décrit comme intraduisible, langage décrit aussi comme un des piliers de l’histoire de ce roman.
Ma réponse c’est qu’on s’arrache les cheveux ! [Rires] Disons quand je traduis et que ça ne sort pas…. Parfois, on peut traduire une page et demi et il n’y a pas grand-chose à reprendre, et des fois on bute sur une phrase… deux phrases… Rien à faire. Donc, je commence à avoir un peu de bouteille, dans ces cas-là, je laisse mûrir, je laisse tomber, j’oublie… Et en me brossant les dents ou en faisant je ne sais pas quoi… il y a une idée qui me vient. Souvent, il faut transposer, pour garder le parfum de cette langue particulière. Par exemple, en français on dit tourner : "autour du pot". Barbara avait employé cette expression au pluriel, ce qui ne se dit pas en français, mais je l’ai gardé. Ce n’est pas grave, il faut que ça reste un peu étranger, parce que la langue de Demon n’a pas d’équivalent. Il y a une alternance du parler avec Demon enfant, mais c’est le Demon devenu adulte qui raconte l’histoire. Souvent, il y a des expressions qu’il a apprises plus tard. Donc, il y a un mélange entre le langage enfantin et celui de l’adulte. On a posé la question à Barbara : "Vous voulez parler des opioïdes, vous voulez parler de la pauvreté, des différences. Mais quelle est la différence entre un traité et un roman ?" Elle a répondu : "Un traité ça vous parle intellectuellement et un roman ça vous atteint au cœur". Quand mes voisines américaines ont lu le livre elles m’ont dit : "Martine, je ne vois, même pas comment on peut traduire ce livre, alors j’ai répondu ne m’affole pas, ne m’affole pas !"
"J’ai une conception musicale de la traduction."
Quels sont les passages que vous avez aimé faire ?
J’ai beaucoup aimé les passages quand il est chez Creaky à la ferme, tous les passages dans les champs de tabac.
"Traduire, c’est créer". Que pensez-vous de cette phrase ?
Je n’ai pas cette prétention personnelle, c’est Barbara qui a écrit ce roman. C’est elle qui a donné vie aux personnages. Moi je travaille sur un socle qui existe déjà. Néanmoins, je pense que pour traduire un livre comme celui-là, il faut être un peu écrivain. Du mot à mot c’est inconcevable, les deux langues ne sont pas les mêmes. J’ai une conception musicale de la traduction. J’ai fait un peu de musique, de manière catastrophique, mais j’en ai fait quand même. Du piano. Quand on fait du piano, on a une partition, tout est écrit, et en même temps, tant que vous ne posez pas vos mains sur le clavier, il n’y a pas de musique. Dans le roman tout est écrit, mais tant que je ne fais pas raisonner la voix dans ma tête, tant que je ne me ballade pas dans ma maison, à entendre cette voix, jusqu’à la faire mienne et à lui trouver un équivalent français, ça ne marche pas. Quand j’ai traduit The Bean Trees, il a fallu que j’arrive à la page 100, pour trouver la voix, et j’ai recommencé tout depuis le début. C’est là que je situerai la création.
Personne n’aurait fait raisonner la voix de Demon Copperhead comme vous l’avez fait, en français. Chaque traduction possède sa singularité. Sa création autour de l’œuvre originale…
Je crois que si quelqu’un d’autre traduisait ce livre, ce ne serait pas le même livre. Certainement. Quand il rentre dans mon propre système, que je vis avec, que je respire avec, les gens qui me connaissent savent que quand je suis en train de traduire, je ne suis vraiment pas disponible, je ne fais pas grand-chose d’autre.
En quoi ce roman est différent des autres ?
C’est une grande aventure humaine, en plus d’être à mon avis, un grand roman.
"On m’appelle Demon Copperhead", de Barbara Kingsolver, traduit par Martine Aubert.