CINÉMA

Hollywood, cité du vice dans Babylon

Publié le

29 janvier 2023

Couronné de six Oscars pour “La La Land”, Damien Chazelle ne semble pas faire l’unanimité cette fois-ci. La mayonnaise épicée de “Babylon” n’a pas pris aux États-Unis ; ce malgré un budget pharaonique, un casting de haute volée, et un Golden Globe tout juste attribué à son compositeur de génie, Justin Hurwitz. Quoiqu’il en soit, “Babylon” signe un bide aussi retentissant que l'étaient les parties des Rowing Twenties à Hollywood. Critique.

Eloge de la folie créatrice

6 octobre 1927, Le chanteur de Jazz, premier film sonore et parlant, sort en salles et bouscule le monde du 7e art. La folle locomotive “Babylon” crache sa vapeur quelques années plus tôt, sur les routes sinueuses du désert californien. Un jeune mexicain y transporte (non sans peine), un éléphant jusqu’à une gigantesque villa. À son arrivée, la musique dégouline de larges fenêtres et ensorcelle les corps sur le dance-floor, qui se tortillent et s’excitent sous une pluie de confettis et de poudres en tous genres. Le gardien du pachyderme se meut à travers une foule électrisée, abandonnée aux sorts d’une fête de tous les excès. Cette séquence, dont la brillante mise en scène rappelle la frénésie de Moulin Rouge (Baz Luhrmann, 2001) - dévoile le trio du film avec une énergie débridée. “Manny” (Diego Calva), est un transporteur passionné de cinéma. “Je veux quelque chose de plus grand, qui a du sens… les studios de cinéma sont les endroits les plus magiques au monde”, confie-t-il à Nelly LaRoy. En robe rouge satin, Margot Robbie prête ses traits à une comédienne en devenir, oiseau nocturne enfin repéré par des producteurs pour tourner le lendemain. Apparaît ensuite le très charismatique Jack Conrad (Brad Pitt)... sur toutes les lèvres bien que monstre sacré du cinéma muet.

Margot Robbie dans le film Babylon
Margot Robbie dans le rôle de Nelly LaRoy © Paramount Pictures

Babylon est aussi grandiloquent que son sujet n'est fascinant : le début du star-system au siècle dernier, à Hollywood, avec le passage du cinéma muet au parlant, du noir et blanc au technicolor. Des bouleversements observés et éprouvés par des étoiles aux carrières filantes - à l’image des éphémères gloires de Buster Keaton, Douglas Fairbanks, Mary Pickfort ou Clara Bow, dont se sont inspirés les personnages de Brad Pitt et de Margot Robbie. Tout en chantant la sérénade aux prémices délicieusement chaotiques d’un Hollywood naissant, “Babylon” se penche sur le début d’une nouvelle ère pour le cinéma. Fini les gigantesques scènes de batailles à peine simulées dans des campements ruraux, place aux marques de scotch sur un parquet grinçant, aux nouvelles exigences d’un tournage en studio, et au silence précédant l'Action.

Grandeur et décadence

Damien Chazelle a choisi de baptiser son dernier film en référence au premier empire mondial de Mésopotamie, la Babylonie. Berceau d’une des premières merveilles du monde, la ville de Babylon abritait ses jardins suspendus, légende fantasmée d’aujourd’hui, incroyable prouesse technique d'antan. Clin d'oeil assumé à Brad Pitt, qui avait déjà foulé le sol babylonien dans l’éprouvant Babel (Alejandro Gonzalez Ińarritu, 2006), en référence à l’éponyme tour babylonienne. Tout comme l’empire babylonien était, avant sa chute, une folle époque de progrès pour ses contemporains, l’Hollywood des années 1920 est synonyme d’un glamour éblouissant et d’innovations mémorables pour le cinéma. Cependant, la ville de Babylone, ancienne “Porte des dieux”, est, dans son interprétation historique et biblique, souvent présentée comme ville du péché et de débauche, entraînant sa chute au VIe siècle av. J-C.

“Babylon system is the vampire, yeah!
Suckin' the children day by day, yeah!
Me say de Babylon system is the vampire, falling empire,
Suckin' the blood of the sufferers, yeah!”

("Babylon System", Survival, Bob Marley and The Wailers, 1979)

Babylon © Paramount Pictures

Tel que révélé dans “Babylon”, Hollywood était aussi l’épicentre de décadences et de vices humains, une terre promise de toutes les sauvageries. Une suffocante descente aux enfers est d’ailleurs orchestrée par un Tobey MaGuire hypnotisant, ici métamorphosé dans une séquence particulièrement réussie. Les morceaux anxiogènes “Toad” ou ”Blockhouse”, signés Justin Hurwitz, donneront un avant-goût aux âmes sensibles.

Le zèle Chazelle

On retrouve inévitablement, à travers les trajectoires que prendront ces trois personnages, des thèmes chers à Damien Chazelle : la route vers le succès, dans le cinéma, dans le jazz, ou dans les comédies musicales. Comment devient-on une star ? Comment ne pas se brûler les ailes, tel un Icare qui approcherait le feu des projecteurs d’un peu trop près ? Quand est ce que tout cela s’arrête, et pourquoi ? Ces questions ne sont donc pas sans rappeler ceux de La-la-land ou de Whiplash (2014), au panthéon populaire des meilleurs films de Chazelle. Les numéros musicaux de Li Jun Li, sont impeccables, ensorcelante dans son rôle d’Anna May Wong, féline chanteuse la nuit, et chargée du surtitrage de films muets le jour. Notons également que, de la même façon que le son (l'attente du son plus précisément) a créé le suspens lors de l’arrivée du cinéma parlant, Damien Chazelle fait des (très) rares moments de silence dans “Babylon”, des outils de génie au service de l’extravagance de son objet d’étude.

Li Jun Li dans le rôle d'Anna May Wong © Paramount Pictures
Li Jun Li dans le rôle d'Anna May Wong © Paramount Pictures

Légèreté excessive

Mais voilà, cette même démesure donne, au bout des ⅔ du film, une décevante sensation de vertige… Alors que le magnifique duo Emma Stone - Ryan Gosling avait fait de La la Land une fresque romantique émouvante et poétique, inspirée des plus grandes comédies musicales, la légèreté de l’intrigue de Babylon - elle aussi excessive, finit par décevoir. Le spectateur peine à s’émouvoir de toutes ces destinées décousues, si peu approfondies et mises en connexion les unes avec les autres. On apprend jamais rien sur l’enfance de Nelly, et son histoire d’amour avec Manuel, trop précipitée, frôle la superficialité. La troublante mélancolie de Jack Conrad, jouée par un très bon Brad Pitt (toujours en forme olympique depuis Troie, de Wolfgang Petersen), sauve peut-être un peu la mise.

Ajoutons enfin à cette sensation grandissante de malaise, la déception de voir que Margot Robbie, pourtant très à l’aise dans son rôle d’incendiaire “wanna-be” hollywoodienne, semble de plus en plus se complaire dans un archétype de rôles. Récemment, depuis Once Upon A Time in Hollywood” (Quentin Tarantino, 2019) ou Amsterdam (David O. Russell, 2022), c’est trop souvent en blonde séductrice, fêtarde et noctambule, fragile ou carrément fêlée, que l’on retrouve l’actrice australienne.

“Now how shall we sing the Lord's song in a strange land?
Then the wicked carried carried us away in captivity”

(« Rivers of Babylon », Nightflight to Venus, Boney M, 1978)

brad pitt et diego calva
Brad Pitt et Diego Calva © Paramount Pictures

Enfin, les références cinéphiles se bousculent, de Charlie Chaplin à Greta Garbo, en passant par Gene Kelly dans Singin in the Rain (1952) et Ben Hur (1955)... jusqu’à la toute fin du film. Cela pourrait s’apparenter à une véritable "lettre d’amour au cinéma", comme peuvent le clamer spectateurs conquis. Cependant, ces dernières minutes, étrange mélange épileptique alliant “Un chien andalou” (Luis Buñuel, 1929), Avatar (David Cameron 2022), nous ont paru particulièrement maladroites et abruptes. Chazelle, ayant pris le soin d’insérer ses propres films à ce montage onirique des meilleures partitions cinématographiques, est peut-être lui aussi touché par le péché capital de l'orgueil.

Bilan en demi-teinte donc... Son inutile longueur frêne d’autant plus l’envie de se replonger dans ce cocktail déséquilibré. Toutefois, il n’est ni question de clôturer notre critique de la sorte, ni d’ôter à Chazelle son irréfutable génie. Babylon reste un film ambitieux qui renoue, à sa façon, avec les grands spectacles made in Hollywood. Finalement, il n'y a rien de tel qu’un passage en salles pour sublimer une Fête éléphantesque comme celle-ci. (Petit) Horray !

Babylon, en salles.

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