ARTS
L'œuvre du père des bouches de métro parisiennes s’exporte au Richard H. Driehaus Museum de Chicago jusqu'au 5 novembre prochain. L'exposition retrace l'influence durable d'Hector Guimard sur l'architecture et le design, en France comme aux Etats-Unis, de la Belle Epoque à aujourd'hui.
Qui est Hector Guimard ? Avant de répondre à cette interrogation, peut-être est-il plus simple d’en adresser une autre: Où est Hector Guimard ? À l’angle de la rue Ajar, dans le XVIe arrondissement ? À la sortie de la station Abbesses, à Montmartre ? Ou au coin de la Michigan Avenue, à Chicago ? Lorsqu’on se balade au cœur de la capitale française, la réponse est évidente ; partout ! Les résidences et constructions d’Hector Guimard sont implantées dans le paysage parisien comme le sont racines dans la terre. Quand bien même un Musée Guimard n’a toujours pas vu le jour en France, les États-Unis, eux, semblent s’être amourachés des travaux de l’architecte lyonnais. L’exposition “Hector Guimard: Art Nouveau to modernism” prend possession du Driehaus Museum à Chicago, jusqu’au 5 novembre 2023. Comment expliquer ce succès posthume sur le sol américain, et ce regain de fascination pour une époque en apparence si lointaine ?
Initialement présentée au Cooper-Hewitt Museum, temple national du design industriel basé à New York, l’exposition réunit plus de 100 travaux (mobilier, bijoux, céramiques, illustrations et textiles. Appuyée par l'ouvrage de David A. Hanks intitulé Art Nouveau to Modernism (2021, Yale University Press) cette édition made in Chicago fait désormais largement résonner le talent de Guimard sur la côte Est des Etats-Unis.
Ce sont avant tout les bouches de métro parisiennes qui incarnent au mieux le succès de l’architecte aujourd’hui. Tarabiscotées, élancées et enroulées autour de leurs moulures végétales, ces entrées constituent l’une des reliques du “style nouille”, propre à l’Art nouveau. Emblématiques de la Ville Lumière, les sinueuses édicules débordent de l’imaginaire d’Hector à la fin du XIXe siècle. Édifiées dans le cadre de l’Exposition universelle de 1900, ces installations confèrent à leur père sa renommée internationale, et à leur capitale ses courbes féminines et uniques au monde. L’effervescence artistique de la Belle Epoque (1871-1914) élève alors le talent de Guimard à ses sommets de créativité pendant tout une décennie.
Après des études à l’Ecole nationale des Beaux-Arts dans les années 1880, passées à côtoyer des étudiants anglophones et européens, Hector rencontre la peintre américaine Adeline Oppenheim. Elle a l’élégance raffinée et l’esprit affuté des grandes dames de cette époque que l’on qualifie de “Belle” pour les plus aisés. Il lui dessine et lui confectionne une robe de mariée, une bague de fiançailles, et la promesse d’un bel avenir. Après leur mariage en 1909, le couple emménage dans l’hôtel qui porte leur nom, au cœur du XVIe arrondissement. Peut-être ont-ils dégusté, sous le sort de la “fée verte” et aux côtés de Toulouse-Lautrec ou Mucha, verres d’absinthes et autres délicates gourmandises. “Nous ferons de notre vie une œuvre d'art”, s’extasie Madame Guimard à leur mariage. Cependant, la seconde guerre mondiale jette une ombre à ces tableaux, et les incite à fuir vers l’autre côté de l’Atlantique…car Adeline est juive.
Si les travaux d’Hector ont suscité émoi et fascination, gonflant par la même l’égo déjà important de cette personnalité, ils ne firent pas l’unanimité de leur vivant. Son Castel Béranger (1895-1897), tout de brique et de pierre, paré d’arabesques et de boiseries claires, semble éclore d’un imaginaire déjanté et fantasque. Certaines critiques lui reprochent cependant sa complexité, ses façades asymétriques, jusqu’à le qualifier de “Maison du Diable”. Au printemps 1897, le peintre Paul Signac emménage au 6e étage et déplore : “Je ne sais pas… C'est ce papier… Il me produit un drôle d'effet” (L'Art nouveau, Philippe Thiébaut, Guimard, 1992). Celui qui semblait manier à la perfection l'image de ses succès se retrouve soudainement emprisonné dans une caricature de son œuvre. Le “style Guimard” se dote peu à peu d’une connotation prétentieuse, synonyme d’exubérance et de fioritures.
Peinant à ancrer ses constructions d’entre-deux-guerres dans un courant moderne et populaire, l’architecte s’efface alors progressivement après la première guerre mondiale. Hector s’exile en marge de la vie parisienne et troque son carnet de croquis contre une casquette de militant auprès de la Société des Nations. Sur fond de déconstructions et de démolitions malheureuses, le public exprime un désamour croissant quant à l’Art nouveau. L’Art déco lui succède, les vieilles lampes “Tiffany” disparaissent au profit d'une géométrie d’acier, au design froid, composé de plastique et d’aluminium. L’architecture n’échappe pas aux modes du temps qui passe, et Guimard perd peu à peu son éclat. “Qui regarde au fond de de Paris est pris de vertige. Rien de plus fantastique, rien de plus tragique, rien de plus superbe”, prédit Victor Hugo dans Choses vues (1887-1900). Alors que son patrimoine semble plonger dans les abysses des succès éphémères, Hector s’éteint à New York, à 75 ans, le 20 mai 1942.
C’est à Adeline Guimard que l’on doit la survie de l’héritage Guimard. À la fin des années 1950, celle-ci offre une collection de mobilier, de croquis et d'objets à plusieurs musées parisiens et lyonnais, perpétuant ainsi l'œuvre de son défunt mari. Des cinéastes investissent les anciennes demeures de l’architecte pour tourner dans un décor naturel à l'instar de Roger Vadim, qui tourne La Ronde au Castel Henriette en 1964, avant sa démolition cinq ans plus tard. Au début des seventies, le “style Guimard” ré-enchante les esprits, y compris outre-Atlantique et en 1971, le Musée des arts décoratifs accueille la première exposition consacrée à l’architecte.
Aux États-Unis, on aime à se remémorer les premiers voyages de Guimard aux côtés de son épouse, en 1912. Alors vice-président de la Société des artistes décorateurs, l’architecte publie des carnets de voyage dans le New York Times ou The American Architect. Lors de son voyage en paquebot, il fait la rencontre d’Harry Furniss, célèbre illustrateur et caricaturiste anglais. S’amusant du mal de mer d’Hector, Harry récolte les premiers avis tranchés quant à l'excentricité des gratte-ciels américains, monstres d’acier et de brique. “Je trouve que New York est une ville magnifique, avec des effets architecturaux qui sont à la fois dignes d’éloges mais aussi de critiques (...) à mon avis nombre de vos hauts bâtiments sont décevants, en ce que l’idée d’harmonie de la construction n’a pas été suivie par l’architecte”, écrit Hector dans un article publié pour The Calumet (23 avril 1912).
À la mort de son mari, Adeline Guimard lègue également une grande partie de l’héritage à la New York Library ou au Cooper-Hewitt Museum. Ainsi, les liens qui unissent l’architecte français au pays de Frank Lloyd Wright, architecte du “Gilded Age”, resteront bien ancrés dans la mémoire américaine. L’institution compte désormais plus de 269 objets ayant appartenu au couple.
Il ne reste qu’une petite moitié des édifices Guimard aujourd’hui à Paris. Plus de la moitié des 167 stations de métro ont été détruites… ou bien déplacées et offertes à d’autres pays. Des édicules-répliques des bouches de métro parisiennes ont été offertes par la RATP aux États-Unis. En 1958, le jardin du MoMa, à New York, accueille son propre édicule, tout comme le Square Victoria, à Montréal, suivi de Lisbonne, Mexico, Washington… ou encore Chicago quelques années plus tard. À une petite trotte du Driehaus Museum, où l’exposition Guimard est en ce moment présentée, se dresse la station “Van Buren”. Offerte par la RATP à l’Illinois Central Railroad en 2001, la station est un des nombreux témoignages de l’intemporalité de son architecte. Aujourd’hui, l’héritage Hector Guimard est partout, des rues parisiennes jusqu’aux grandes métropoles américaines. Guimard détient ainsi, depuis plus 80 ans, la palme d’une esthétique de souplesse et d’éloquence qui transcende les époques et les océans. Une patte qui se voulait moderne et qui ne semblait appartenir qu’à lui. Dans une époque où, selon les apparences idylliques de l’Art nouveau, tout n’était “qu’ordre et beauté, luxe calme et volupté” (Invitation au voyage, Charles Baudelaire, 1857).
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