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Clara Benador laisse courir sa plume dans les mondes interdits

Publié le

7 décembre 2022

A peine glissée dans un nouveau décor, Clara Benador publie un surprenant premier roman chez Gallimard, dans la prestigieuse collection blanche. Outre la découverte de la sensualité dans le Casablanca des années 1940, Les Petites Amoureuses rend hommage à la beauté, celle de jeunes filles parties trop tôt. Avant de faire travailler son héroïne avec son corps, la primo-romancière pose pour Azzaro, Charles de Vilmorin ou encore Gucci. Sa curiosité l'a déjà amenée au-delà des excès. Mais dans la solitude de l'écriture et des séances de photos, elle demeure attentive au moindre détail, comme pour mieux retenir un instant suspendu, le fixer, et laisser sa marque dans le temps. Rencontre.

Clara Benador
Clara Benador

Clara, si vous deviez vous présenter en quelques mots...

J’ai 24 ans, je suis franco-suisse, j’ai grandi à Genève où j’ai étudié jusqu’à l’équivalent du bac en section biologie-chimie et je me destinais à un métier conventionnel. A 13 ans, je me suis lancée dans la course à pieds de compétition parce que je m’emmerdais. Cinq fois par semaine, je m'entrainais à courir sur 1800 mètres. Ça me cadrait. Je ne menais pas la vie d’une jeune fille de mon âge : je n’allais pas boire des coups entre amies le soir, par exemple. J’étais disciplinée, j’avais envie d’avoir quelque chose qui régulait mon quotidien ou, en tout cas, de faire les choses par moi-même.

Comment êtes-vous devenue mannequin ?

A ce moment crucial qu’est l’adolescence pour les jeunes filles qui deviennent des femmes, moi j’étais la petite chose différente et moquée car j’avais des mensurations étranges : j’étais presque squelettique, alors que c’est génétique du côté paternel ! J'avais un goût pour la beauté, j'aimais regarder les belles choses. J’ai grandi entourée d’artistes aussi : mon grand-père m’a donné le goût de la peinture, ma mère est artiste et donc j’avais une certaine représentation de la beauté. Lorsque j’ai découvert les premières photos de modèles, j’ai tout de suite été attirée par cette beauté-là alors que c’était impensable de devenir mannequin car je n’étais pas extrêmement grande et je n’avais pas de particularité qui me prédisposait à ce métier. Plus je grandissais, plus j’étais attirée par ce monde qui m’était interdit. J’en avais déjà une approche romanesque : j’ai toujours abordé les choses de manière littéraire, pour pouvoir les raconter. Sans vraiment le savoir, j’essayais de vivre ma vie comme je la rêvais, au plus près des coulisses.  Quand je sortais en boîte de nuit : ce n’était pas de boire ou autre qui m’intéressait mais d’entrer dans les cuisines, de voir comment les serveurs préparait les plateaux, découvrir tout ce qui est caché.

“Je savais qu’il y avait des zones d’ombres dans ce milieu et je voulais les voir de mes propres yeux.”

Vous pourriez être journaliste…

L’année dernière, j’ai pu faire quelques démarches en tant qu’assistante mais je suis extrêmement intéressée par les gens, j’aime comprendre leur psychologie… Et ce qui m’attire dans la mode, c’est l’envers du décor. Je savais qu’il y avait des zones d’ombres dans ce milieu et je voulais les voir de mes propres yeux. Après, la première approche que j’ai eu de la mode, c’était à Genève, une ville où il n’y a pas vraiment d’opportunités : les agences sont petites, elles font beaucoup de campagnes commerciales avec des beautés "conventionnelles" donc j’ai signé dans une agence dès que j’ai pu. J’ai payé mon premier shooting avec toutes mes économies. Ils font une sorte d’arnaque sur patte où tu dépenses 800 euros pour avoir un book, apprendre à marcher, etc. Je ne savais pas dans quoi je m’embarquais : les photos étaient ok mais ce n’était pas un grand succès, mes parents étaient contre, ça n’apportait aucune sécurité financière… Mais ça ne m’a pas découragé.  

Aujourd’hui, vous avez "percé" !

Eh bien pas du tout ! Ce que j’ai pu gagner de tous ces méandres - à 18 ans, j’ai voyagé seule pendant un an en cherchant des agences aux quatre coins du monde, en prétextant pouvoir travailler et avoir ma liberté – c’est l’écriture. Finalement, une sorte de balance s’est créée entre la dimension superficielle de la mode – ce n’est pas une critique mais un constat : en shooting, on ne me demande pas de parler et c’est mieux ainsi, j’ai remarqué (rires) – et l’exercice plus profond de l’écriture, à travers laquelle je m’exprime, seule dans ma chambre. Lors d’un shooting improvisé pour Gucci, Olivier Zham de Puprle magazine, qui me connaissait en tant que modèle, a été surpris d’apprendre que je faisais autre chose. Alors il m’a invité à parler du livre lors d’un événement au Palais Galliera. Après 1h30 de conversation sur le mannequinat et l’écriture, on a établi un lien entre ces deux milieux : la solitude. Je suis seule sur un plateau, je le suis aussi dans ma chambre pour écrire.

"Ce que j’aime profondément dans ce métier, c’est une addiction : le moment où je pose. L’échange que j’ai avec le photographe est un moment suspendu qui me rapproche de la littérature."

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce métier ?

Aujourd’hui j’en vie vraiment, notamment grâce à ceux qui m’ont finalement considérée comme une muse plutôt qu’un mannequin et qui ont faire de mon côté atypique une source d’inspiration. Ce que j’aime profondément dans ce métier, c’est une addiction : le moment où je pose. C’est quelque chose d’important, que je n’ai pas envie de quitter. Pas dans l'idée de me voir, mais dans l’instant même où la photo est prise. L’échange que j’ai avec le/la photographe est un moment suspendu qui me rapproche de la littérature. Un instant figé pour toujours dans la mesure où les images vont être conservées, déjà, et cela m’évoque des moments de vie, comme des chapitres finalement. Quand je ne fais pas de séance depuis trop longtemps, je sens que quelque chose n’est pas fixé dans le temps et je me renferme, ça m’attriste. L’autre jour, à New York, quand j’ai fait une séance de photo improvisée, j’étais comblée. Peu importe le résultat, j’aime l’échange avec le photographe, le designer, le fait de participer à une création collective. Il y a vraiment quelque chose de satisfaisant, tu te sens utile.

C’est une revanche sur votre adolescence ?

Ce n’est pas une revanche car si j’avais eu une beauté plus conventionnelle, si j'avais eu du succès plus tôt, j’aurais eu une autre vie. Et puis j’ai toujours agi, par rapport à ce qui se présentait à moi de manière décisive. J’ai rapidement analysé qu’il n’y aurait pas la possibilité de devenir un mannequin podium, que ça allait être compliqué du moins. J’ai donc développé le côté artistique. Et je suis contente d’avoir pu concilier les deux. Devoir d’un seul coup être au plus proche de ce que je souhaitais être en tant que mannequin, c’était une pression que je m’infligeais, j’étais un peu torturée... De manière générale, je veux être au mieux.

“(...) Ces filles, enfermées dans leur jeunesse, obligées de travailler avec leur corps faisaient écho en moi, à des choses que j’avais pu ressentir entant que mannequin.”

Vous êtes également l'auteure d'un premier roman, Les Petites Amoureuses, paru chez Gallimard en août dernier. Pourquoi avoir choisi de dérouler l’intrigue à Bousbir, quartier décrit comme fascinant et répugnant ?

Dans cette histoire de guerre qui est inspirée de celle de ma grand-mère, je voulais simplement donner un aspect qui me touchait. La découverte de Bousbir s’est faite de manière un peu extraordinaire. Je possédais peu de documents et, en regardant l’évolution de la ville sur un plan de Casablanca, j’ai vu ce quartier qui n’avait pas vraiment d’explications. En cherchant davantage, j’ai trouvé quelques bouquins dont un qui parlait de la vie médicale des filles du quartier et autre composé essentiellement de photos. On y voyait des filles alanguies au milieu des matelots dans des mises en scènes orientalistes, avec des décors de cinéma. Ces espèces de cartes postales renvoyaient à cet exotisme de pacotille comme une carte de visite française : c’est l’Orient qui appartenait à la France. Le choc, je l’ai reçu en voyant ces photos. Jusque-là, j’avais une narration historique où je me basais sur les faits racontés par ma grand-mère. Là, j’ai découvert un autre aspect : ces filles, enfermées dans leur jeunesse, obligées de travailler avec leur corps faisaient écho en moi, à des choses que j’avais pu ressentir entant que mannequin.        

Travailler avec son corps et avancer dans un monde difficile, cela fait-il aussi écho à votre arrivée à Paris ?

C’est marrant de parler de ça car cela fera l’objet de mon deuxième roman... Et ça m’encourage ! Je suis en plein chaos de l’écriture, c’est compliqué de traiter le sujet de la mode en restant littéraire. Dans ce premier roman, j’avais accordé une attention particulière à la langue : pour moi, la littérature est presque au-delà de tout donc je veux accorder autant d’importance au deuxième roman. L’arrivée à Paris a été solitaire, je ne connaissais personne. Quand je débarque, j’ai 19 ans et c’est toujours à moi de démarcher des agences. Heureusement j’étudiais dans une école de communication à côté, je ne me cantonnais pas à la mode, ce qui est difficile.

Dans une interview pour le magazine TelQuel, vous dites avoir tenu à conserver ces yeux enfantins, ceux de la découverte, "pour rester émerveillé par la beauté de la ville malgré l’horreur de la guerre et de la colonisation". C’est ce même regard que vous avez voulu garder en arrivant à Paris malgré les rats et les junkies ?

Oui et non parce que ce regard que je décris, c’est vraiment le mien. J’oublie certainement quelques horreurs. Pour me protéger, essayer de ne pas souffrir de la violence que j’ai pu rencontrer lors des castings, le regard des gens… Je me protège en oubliant ou en donnant une image assez lisse et j’en viens même à oublier certains moments douloureux de ma vie pour continuer à avancer. En arrivant à Paris, je n’ai pas été frappée par le coté sordide ou glauque de la ville, notamment dans le milieu de la mode car j’étais à l’époque préservée de tout excès. J’avais encore les habitudes d’une sportive de compétition et j’étais absolument déterminée à rester seine, pour ne pas tomber dans les excès ou les dérives propres aux clichés véhiculés sur la mode justement. C’est étonnant car je n’ai jamais subi d’agression de la part des photographes. Je n’ai pas non plus été confrontée à des scènes où l’on me propose par exemple de la drogue.

“J’ai toujours fait en sorte de ne pas me retrouver dans des situations pénibles, en soirée, où je peux avoir un comportement excessif.”

C’était une autre époque, maintenant on vous propose des jus detox ! Pourquoi aviez-vous toujours besoin d’être cadrée ?

Je connaissais mon goût pour les excès. Quand tu es sportive de haute compétition et que tu vas toujours chercher dans tes limites, tu sais que tu as un goût pour le dépassement de soi, ce dont j’avais extrêmement conscience et pendant longtemps. D’ailleurs, j’ai toujours fait en sorte de ne pas me retrouver dans des situations pénibles, en soirée, où je peux avoir un comportement excessif. J’ai toujours prévenu mon entourage pour les préserver.

En parlant d’excès, on en relève pas mal dans votre roman. C’était une volonté de rompre avec certains clichés ?

Je voulais raconter l’envers du décor orientaliste qu’avaient fait les écrivains que j’aimais. J’ai essayé de montrer que derrière ces vraies cartes postales, d’ailleurs vendues par le protectorat français comme un appel au vice : ils incitaient les populations à venir découvrir ces quartiers formidables, comme une manière de faire un pied de nez à tout ce qui avait pu être enjolivé ou laissé de manière trop belle alors que la découverte des coulisses de ce protectorat m’a foutu la nausée. Ma grand-mère a finalement été sauvée par ces Marocains ont bien voulu accueillir ces Français mais derrière il y avait d’autres vies dont on ne parlait pas et cela me paraissait logique de défendre ces jeunes filles, qui dans l’histoire, avaient été oubliées.

“C’est là où l’idée du modèle est formidable : il n’y a rien de plus beau que de voir une image fonctionner, et de savoir tu as contribué à faire passer le message qu’elle devait véhiculer.”

Avant d’être un récit sur la condition de la femme et de la colonisation, Les Petites amoureuses raconte la découverte, le voyage. La manière dont vous décrivez l’entrée dans le port de Marseille en fait une scène hyper cinématographique. L’image tient une place importante dans votre vie, au même titre que la musique dans ce roman…

Ce roman, et c’est la beauté d’un premier récit, je ne l’ai pas écrit pour plaire. Quand j’écrivais, je me disais qu’il fallait vraiment que je conçoive les scènes comme si j’avais tout à y perdre. Alors autant tout donner. J’ai simplement essayé de rendre compte de la manière dont je perçois et j’aborde les choses, assez proche de la musique et du cinéma. Par exemple, je me réveille tous les matins avec une musique en tête, c’est obsessionnel : pour chacune des scènes, je savais quelle musique l'accompagnerait. Pour le coté cinématographique, je voyais le récit comme un film avec des vrais cut, etc. L’arrivée dans le port de Marseille, j’en ai une image très claire et si on me demandait d’adapter le roman - j’en serais ravie - je serais tout à fait capable d’expliquer le processus de réalisation, jusque dans le moindre détail du décor

En quoi le mannequinat vous a aidé à cela ?

Dans la mesure où j’ai toujours été fascinée par les coulisses… J’ai une espèce d’amour fétichiste pour le détail. Sur un plateau de shooting, ça peut aller du nombre de volt d’un spot au réglage du point d’obstruction d’une caméra. C’est ce qui donne un sens, une matière aux choses. J’ai d’ailleurs fait de la photo ensuite, toujours motivée par l’envie de comprendre les rouages. La mode m’a donné accès tous types de plateaux, d’environnements, avec des équipes qui fonctionnent très bien, d’autres moins… mais j’ai toujours le désir de découvrir toutes les facettes du métier, de la maquilleuse à l’assistante lumière. Ce qui est beau dans la mode, c’est d’obtenir un résultat qui marche : commercialement d’abord, car c’est quand même un business, mais aussi artistiquement. Tellement de personnes sont impliquées dans le processus de fabrication d’une image de mode que forcément, quand tu es attentif au détail, c’est jouissif. C’est la seule manière dont j’aborde le milieu autrement je n’y vois pas grand intérêt. Ce qui me plaît aussi, c’est de voir comment j’arrive à me débrouiller. S’il y a un problème d’éclairage, je peux intervenir et me sentir utile. C’est là où l’idée du modèle est formidable : il n’y a rien de plus beau que de voir une image fonctionner, et de savoir tu as contribué à faire passer le message qu’elle devait véhiculer.

“Finalement, l’idole guide l’écriture, elle l’accompagne, la hante. ”

A la fin du roman, il y a un passage sur les vieilles idoles. Quelles sont les vôtres ?

Il y a en effet tout un passage sur les icônes hollywoodiennes. En ce moment, je lis un livre d’Edgar Morin intitulé Les stars. Il est question de savoir comment une figure devient une célébrité puis une star puis une icône et enfin presque une idole. Les vieilles idoles, c’était pour moi les vieilles figures du cinéma muet que j’admire, et toutes ces femmes qui ont toujours eu une place chère dans mon imagination. Je regrette de ne pas avoir vécu dans les années 1920 ou même avant pour avoir pu faire ça car c’est une forme d’expression belle et sensible. Je veux rendre hommage à des beautés, des anges déchus ou des jeunes filles parties parties trop tôt. Quand on veut raconter une histoire sur la beauté, on se met un peu au pied de la beauté. Il y a une sorte de domination pour les esprits que je veux raconter. Shéhérazade est une figure fictive mais qui pour moi représente comme un symbole ultime d’une vie perdue. Elle aurait pu être le double même de Lola et certainement de la narratrice aussi, qui veut raconter les histoire parce que Lola commence à dire qu’elle veut raconter l’histoire de Shéhérazade. Finalement, l’idole guide l’écriture, elle l’accompagne, la hante. Une fois que j’avais trouvé ma Shéhérazade pour cette histoire, j’avais un devoir à rendre pour l’idole. Je ne parle ici ni de dieu ni de religion, car ans la religion juive on n’a pas d’idole. C’était plutôt comme un spectre qui me hantait.

On est bien au-delà des icônes vintage

On est au-delà du vintage et surtout, je crois que dans l’écriture, il ne faut pas mentir. Par exemple, tout ce qui a trait à la musique classique, je m’en serais voulu de ne pas l’avoir mis. J’ai toujours eu ce sentiment d’être un peu à la masse, décalée. Mais quand on se réveille le matin avec une musique en tête qui ne nous quitte pas de la journée, je ne suis pas sure qu’il s’agisse de la folie. Si en tout cas j’arrive à le transmettre, je me sentirais "en paix".

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