INTERVIEW

Laurent Garnier : "J’écoute environ 500 morceaux par jour."

Publié le

24 juin 2025

DJ et compositeur français de renom, Laurent Garnier est le président du jury du Prix Joséphine 2025 — prestigieux prix musical indépendant fondé par Christophe Palatre et Frédéric Junqua. Un rôle de curateur mais aussi de "passeur", comme il aime à dire, dont "les co-fondateurs souhaitaient la présence depuis des années", l’a souligné le directeur de FIP, Ruddy Aboab, hier soir à la conférence de presse organisée au Lutétia. Et pour cause, précurseur depuis toujours, celui qui, pour la première fois, a remporté les Victoires de la musique dans la catégorie Musique électronique, avait aussi rempli la Salle Pleyel avec ce même genre musical. Au côté de la journaliste Sophie Rosemont, il a annoncé les 10 albums et artistes retenus pour cette édition qui se déroulera le 30 septembre prochain à L’Olympia. Pour S-quive, "le fou de musique" raconte les coulisses des délibérations, se livre sur sa vision de la musique aujourd’hui, ses attentes artistiques et l’importance de la curation à une époque où un million d’EP sortent chaque jour.

Laurent Garnier ©Denis Boulze

Si vous deviez vous présenter en quelques mots…

C’est compliqué ! DJ, c’est peut-être le mot le plus important. Fou de musique, c’est pas mal non plus. Et j’aime bien le mot passeur. J’ai commencé à faire de la radio à l’âge de 13/14 ans, j’ai toujours vibré sur la musique et j'ai toujours souhaité la transmettre.

Vous êtes président du jury de cette édition du Prix Joséphine 2025. Qu’est-ce que ce rôle signifie pour vous ?

Ça fait très plaisir quand un Prix comme ça t’appelle pour te demander d’être président de la sélection. Ça veut dire que ce que j’ai fait à un moment a peut-être touché ou que ça représente l’idée qui est défendue. Après, je n’ai pas plus de poids que les autres sur les votes, il faut juste essayer d’aider à présider le débat avec une équipe de personnes que tu ne connais pas forcément et qui vient d’horizons différents ! Il fallait trouver une cohérence dans toute la sélection et c’est ce qu’on a fait.

Vous allez annoncer les 10 albums et artistes retenus par le jury. Il y a aussi bien du rap, que de la pop, de la musique urbaine… Quelles sont les lignes qui ont retenu votre attention pour faire un tel choix parmi des propositions aussi éclectiques les unes que les autres ?

Il n’y a pas de vraie ligne directive. Je voulais que ce soit le plus démocratique possible. On a tous reçu 40 albums et on a tous voté pour 10 albums. Parmi eux, il y en a eu qui ont obtenu bien plus que la majorité et dans ce cas, nous n’en avons pas discuté, le choix s’imposait à nous. Et puis, pour les derniers à choisir, on se demandait si on devait partir sur d’autres styles musicaux ou si on devait comparer les artistes, les textes, la force de l’album, si l’un est plus cross over que l’autre… Ce qui est logique quand on doit faire une sélection. Tout s’est fait assez naturellement.

"Aujourd’hui, il y a un million d’EP par semaine qui sortent sur les plateformes."

Il y a eu des heurts dans le jury ?!

Absolument pas ! On s’est tous écoutés et on s’est beaucoup respectés. On en a tous quatre ou cinq de nos choix premiers qui apparaissent dans le palmarès final. A mon avis, c’est une sélection qui représente bien les membres du jury, aussi différents que nous sommes. Pour le 10e album choisi, il a été très difficile de se départager, nous étions cinq contre cinq ! Finalement, mon choix a penché avec l’enthousiasme des cinq personnes en face de nous. Elles étaient hyper excitées pour défendre l’album et c’est ça que l’on souhaite !

Ce Prix valorise les artistes émergents…

Ce n’est pas le but du Prix Joséphine mais en discutant avec les fondateurs, et les personnes en réunion, je me suis rendu compte que les membres du jury voulaient tout de même des artistes émergents. Ça a été assez clair dès le début.

Aujourd’hui, il y a cette impression d’une multitude d’artistes musicaux qui naissent chaque semaine…

Les chiffres, c’est un million d’EP par semaine qui sortent sur les plateformes. Sans compter, ce qui est physique ! On ne peut plus, aujourd’hui, en tant que journalistes musique ou programmateur radio… écouter tout ce qui sort. J’écoute environ 500 morceaux par jour, c’est une vraie gymnastique que j’ai mis en place pour la radio, mais j’ai l’impression que je ne connais rien ! Quand j’ai vu la sélection des albums, j’en connaissais 6 ou 7 mais j’ai découvert les autres que j’ai trouvé magnifiques.

Quelles sont les qualités qu’un artiste doit avoir, selon vous, aujourd’hui, pour émerger ?

La question, c’est déjà : comment fait-il déjà pour émerger ? Il nous faut impérativement des curateurs qui vont chercher, qui font leur travail et qui ne s’arrêtent pas à la promo qu’ils vont recevoir du label de disque. Il y a 6 ou 7 ans, j’ai eu l’impression de m’ensevelir dans un véritable confort car je recevais tellement de disques que j’avais assez de nouveautés. Pourquoi aller chercher ailleurs ? A chaque fois que j’allais écouter un DJ, je ne connaissais rien de ce qu’il jouait et quand je lui demandais d’où venaient les musiques, il me disait "des nouvelles promos, ou alors je les ai trouvées à tel endroit…" Aujourd’hui, il faut dire qu’Internet a tout changé et en recevant de belles propositions de label, on peut se dire que c’est suffisant. Mais il faut aller chercher plus loin que ça et passer plus de temps à écouter. C’est exponentiel... Par exemple, pendant ces trois jours, je n’ai pas regardé mes mails. Entre ce que j’ai reçu et ce que je suis allé regardé, je suis tombé sur 3000 nouveautés. J’ai dû en écouter 1000 et télécharger 15 EP. Il y a quatre ans, j’en aurais téléchargé 70 sur 1000… Aujourd’hui, sur certaines plateformes, 20% des sons, c’est de l’IA.

"Avec l’IA, il y a vraiment un phénomène exponentiel de nouveautés musicales et la qualité est encore plus noyée qu’avant. Le travail des labels indépendants va redevenir hyper important."

On la reconnaît ?

Des amis qui sont dedans me disent qu’on la reconnaît, mais je suis un peu dubitatif. Je pense qu’il y a des machines pour la reconnaître mais on ne va pas vérifier pour se prendre la tête ! Il y a vraiment un phénomène exponentiel et la qualité est encore plus noyée qu’avant. Heureusement que plein d’artistes font encore des choses intéressantes. Le travail des gens qui font de la curation pour la radio et le travail des labels indépendants vont redevenir hyper importants.

Une des valeurs du Prix Joséphine, c’est l’audace. Est-ce qu’elle fait écho à votre parcours, vous qui avez été le premier gagnant des Victoires de la musique dans la catégorie Musique électronique, ou qui avez rempli en premier la Salle Pleyel avec de la musique électronique ?

Je ne sais pas si je suis audacieux mais, avec les gens avec qui je travaille, on a toujours essayé de sortir de notre zone de confort, tout en respectant les lieux où on allait. On ne souhaitait pas bousculer la Salle Pleyel mais l’idée, c’était de se dire : est-ce qu’on peut faire "Crispy Bacon" à la Salle Pleyel ? Bien sûr, si au départ, on fait un morceau un peu classique, et les gens vont comprendre. On s’est toujours dit que si ça marche dans un endroit, pourquoi ne pas l’essayer ailleurs ? On a toujours cru à ce qu’on a fait pour pousser le curseur un peu plus loin. C’est ce qu’a très bien fait Pedro Winter avec Ed Banger, par exemple.

Laurent Garnier ©Denis Boulze

Depuis 30 ans, vous avez connu les grandes euphories et temps forts musicaux, la vie nocturne parisienne… Qu’est-ce qui vous émerveille encore aujourd’hui chez un nouvel artiste ?

La naïveté, j’adore ! [Rires] Il faut impérativement rester naïf. J’aime quand les artistes doutent. C’est très sain.

"J’aime les artistes qui doutent, qui prennent des risques, qui se plantent et qui ne baissent pas les bras."

Un artiste ne doute pas tout le temps ?

Oui, c’est sûr, les grands artistes l’ont toujours mais certains le perdent. Il faut aussi prendre des risques. J’aime les gens qui se plantent. Ils essaient des choses. Avec mon label, je dis souvent aux artistes, avec qui j’ai sorti des disques, que j’aimerais qu’ils proposent autre chose. Et des fois, j’ai des superbes propositions très loin de leurs univers et ça, ça m’intéresse. Il ne faut jamais baisser les bras, il faut toujours continuer.

Qu’est-ce que vous esquivez dans la musique ?

C’est une discussion que j’ai eu avec un média cette semaine. Je disais au journaliste que j’ai l’impression que les journalistes musique parlent beaucoup plus d’albums de façon positive que négative. Il y a vingt ans, il y avait des critiques horribles sur les albums. Aujourd’hui, avec la profusion d’albums, on parle plutôt de ce qu’on aime, que de deux albums qui vont prendre de la place et qu’on n’apprécie pas. Et moi, c’est pareil. Quand quelque chose ne me plaît pas, je n’imprime pas !

Prix Joséphine 2025 ©DR

Mais dans la façon de composer, y a-t-il des choses que vous esquivez ?

J’esquive le : "Il faut faire ça !". Je n’aime pas quand un artiste me dit : "Le morceau doit faire tant de minutes pour qu’il passe à la radio, il faut deux couplets, trois refrains… !"

Il me semble qu’il y a des sciences qui ont été menées pour savoir quel nombre de BPM procure telle ou telle émotion…

Ah bon ? Moi, c’est très basique. Ça me parle ou ça ne me parle pas ! Mais sinon, je ne pense pas que j’esquive ! Je peux aller voir un concert d’un artiste qui ne me parle pas vraiment mais quand tu vois 20 000 personnes les bras en l’air qui applaudissent… Il n’y a rien à dire ! C’est très subjectif et je n’ai pas la science infuse. Même quand on n’aime pas un style de musique, on peut finalement rentrer dedans. Pendant longtemps, je disais que je n’aimais pas la country, et puis, je commence à en écouter par des biais très particuliers. J’aime faire des recherches, et par exemple, je me fais des playlists de morceaux qui ne parlent que de bouffe, de boissons... Et ça, parce que je travaille sur un projet avec des Chefs d’un restaurant qui ne diffusera que cette playlist de 600 morceaux de bouffe ! Et j’ai écouté des sons qui parlent de bar ou de whisky, souvent à la sauce country ! Et j’ai trouvé des choses très bien.

"Ça fait 30 ans, voire plus, que la techno et le hip-hop qui sont les deux dernières révolutions musicales du siècle dernier, n’ont pas encore été balayées par quelque chose de nouveau…"

Comment voyez-vous l’industrie musicale dans dix ans ?

Ça va être compliqué ! [Rires] Est-ce qu’on va continuer à être dans cette dictature de l’hashtag, de l’algorithme ? Je ne l’espère pas mais j’ai un peu peur ! [Rires] J’aimerais bien que quelque chose de nouveau se passe. Ça fait 30 ans, voire plus, que la techno et le hip-hop qui sont les deux dernières révolutions musicales du siècle dernier, n’ont pas encore été balayées par quelque chose de nouveau… Il ne s’est rien passé depuis… Quand je parle à la nouvelle génération, qui fait des superbes propositions en techno ou en hip-hop, je lui dis qu’elle écoute quand même la musique de ses parents ! Quand j’avais 15 ans, je n’écoutais pas la musique de ma mère ! [Rires]. Ce serait bien que quelque chose de nouveau arrive et nous fasse passer pour des vieux cons !

Qu’est-ce que ça pourrait être ?

Aujourd’hui, tout est très lié à la technologie et à l’électronique. Sans les réseaux, les choses avaient le temps de se développer à un endroit et de grandir un peu. Le noyau était assez dur. Aujourd’hui, tout va tellement vite que je me demande ce qui pourrait se passer. On voit un peu l’explosion de l’amapiano qui est la version très lente d’une sorte de house music d’Afrique du Sud, avec des rappeurs présents aussi. Tout le monde en écoute partout dans le monde mais ça a été préservé pendant longtemps. Je pense que ça a dépassé les frontières pour plein de raisons. Après, est-ce que la nouvelle génération va faire un rejet des réseaux sociaux parce qu’elle aura compris que ce n’est pas toujours si bien que ça… ? Et peut-être qu’elle fera quelque chose dans son coin dans le futur…  

Prix Joséphine 2025

Que peut-on souhaiter aux lauréats du Prix Joséphine ?

Des albums mis en lumière car ils ont tous une vraie légitimité. Je leur souhaite de pouvoir briller avec encore plus de visibilité dans un flot de trop d’albums où c’est difficile.

Et à vous ?

Je vais bientôt prendre ma retraite ! Ma carrière est super et je n’ai pas besoin d’autre chose. Je vais continuer à faire de la radio sur FIP pour pousser l’idée de la curation car c’est le rôle important des radios. Si je peux donner de la visibilité aux artistes émergents, j’en suis ravi. Mon label continue son chemin en ce sens.

Les 10 artistes et albums sélectionnés pour le Prix Joséphine 2025 seront présents sur la scène de L’Olympia le 30 septembre prochain :

Arthur Fu Bandini - Ça n'a jamais été mieux avant

Blasé – Blablabla

Gabi Hartmann - La femme aux yeux de sel

Ino Casablanca – Tamara

Laura Cahen - De l'autre côté

Marie Davidson - City of Clowns

Miki – Graou

Oklou - Choke Enough

Theodora - Bad Boy Lovestory

Wallace Cleaver - Merci

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