INTERVIEW
Publié le
13 octobre 2025
Avec Deux Pianos, Arnaud Desplechin rejoue la musique des amours premières : folles, fulgurantes, déjà perdues. Pour S-quive, le cinéaste revient sur le récit de ce film "bitter sweet" porté, entre autres, par les interprètes Charlotte Rampling, François Civil et Nadia Tereszkiewicz.
Vous représentez régulièrement les différentes formes d’art dans vos films, notamment le dernier avec le cinéma, pourquoi avoir choisi la musique cette fois-ci ?
J’ai choisi la musique parce que, face aux épreuves douloureuses que traversent les personnages, elle apporte une forme de consolation. C’est ce que je ressens moi-même dans ma vie. Dans le film, François Civil incarne un pianiste malmené par l’existence, mais c’est la musique qui l’apaise, tout comme elle console les spectateurs.
Avez-vous déjà pratiqué un instrument ? Aviez-vous, plus jeune, le désir de devenir pianiste ou violoniste ?
Non, je n’ai jamais vraiment appris à jouer d’un instrument, du moins j’en ai eu envie trop tard. Mais j'ai eu la chance de travailler dans le cinéma et rencontrer un musicien formidable, Grégoire Hetzel. Il a composé la musique de mes films et fait la direction musicale sur Deux pianos. Avec lui, j’ai appris à déchiffrer une partition d’orchestre, les passages du mineur au majeur, et il me laisse intervenir. Je ne sais pas diriger un orchestre, mais je peux donner une intention, corriger une note, chanter une phrase, et lui la traduit au piano.
Chaque rencontre semble annoncée par une chute, l’évanouissement du personnage de Claude d’un côté, la chute de Simon dans le jeu de l’autre. Pourquoi ce choix de mise en scène ?
J’avais fait une scène dans un vieux film, Comment je me suis disputé. Mathieu Amalric, qui joue le personnage de Paul Dédalus, galère un peu dans sa vie. Il ne sait plus trop ce qu’il fait, il est perdu, séparé de sa copine, un vénérable prof d’université, et à un moment il tombe dans un escalier d’environ 160 marches. Il dévalait ça avec des cascadeurs, puis il se relève et il dit : "Allez-y, continuez". Bien plus tard, j’ai fait un film sur le même personnage avec Quentin Dolmaire, qui s’appelle Trois souvenirs de ma jeunesse, et je lui ai dit : "Surtout, ne regarde jamais ‘Comment je me suis disputé’, c'est un vieux film, nous on va inventer du nouveau". Quand son personnage s’évanouit à la mort de sa professeure, il m’a regardé en me lançant : "Ah, je me demandais quand Paul Dédalus allait tomber". J’ai éclaté de rire, il avait triché, évidemment. Donc j'aime bien voir quelqu'un tomber, j'aime bien voir Charlot tomber, parce que ça me fait rigoler et pleurer en même temps.
"Dans le film, les personnages sont encombrés par leur passé, et quand le passé vous embête, à un moment il faut s'en débarrasser et s'enfuir."
Trois mots pour décrire la réalisation de ce film ?
Mystérieux, car c’est comme un conte fantastique. Un homme revient du bout du monde, erre dans un square et rencontre un enfant… qui semble être lui. On ne sait plus si c’est son enfance qu’il voit ou celle d’un autre. C'est un film où les fantômes du passé viennent hanter les personnages. Violent. Il y a une scène d’ambulance très brutale au milieu du film qui le casse en deux. Nadia va aussi traverser des sentiments horriblement violents, parce que le personnage de Mathias, incarné par François Civil, est presque menaçant, il fait parfois peur, et en même temps, d’un coup, il devient assez tendre. Tendre. Malgré la brutalité, le film est tendre avec ses personnages. Celle-ci n'est jamais gratuite, elle va vers une tendresse pour que chacun puisse se réconcilier avec lui-même à la fin du parcours.
Dans le film, on commence à Lyon et on finit en Italie. Qu’est-ce qui a motivé ce choix géographique ?
Le film commence à Lyon parce que je voulais raconter l’histoire d’un type qui revient dans une ville de province. Je ne souhaitais pas que François Civil soit présenté comme un pianiste mondialement reconnu à Paris ou à New York, mais plutôt comme un très bon pianiste. Je trouvais que la modestie de la ville par rapport à la capitale était bien. Il y a aussi le désir de partir ailleurs. Comme les personnages vivent des amours impossibles, l’Italie devient le lieu où ces amours pourraient se réaliser. À Lyon, il y a déjà une promesse d’Italie, son architecture, notamment les volets, l’intérieur des maisons, fait penser à Turin. Dans le film, les personnages sont encombrés par leur passé, et quand le passé vous embête, à un moment il faut s'en débarrasser et s'enfuir. Il y a donc un éloge de la fuite, et où fuir si ce n'est en Italie ?
Parmi les nombreux thèmes abordés, il y a celui de l’amour. Comment avez-vous voulu le traiter dans ce film ?
Si on est honnête avec ses sentiments, on le fait mal certes, mais on ne se trompe pas, et évidemment, on aime nécessairement maladroitement. Par exemple, François fait un peu peur à Nadia, et elle est un peu peste avec lui, donc ils sont maladroits. Mais ils ont raison de s’aimer mutuellement, car malgré tout ils sont aimables à leur façon, c’est ce qui est fascinant. Dès fois, les amours ne sont pas possibles, mais ça ne veut pas dire qu'on s'est trompé. C'est comme ça que j'ai essayé de le traiter.
La première rencontre entre le père et son fils se fait à la piscine. Pourquoi cet endroit ?
Alors je n'ai pas le droit de dire ce qui arrivera parce que c’est un spoiler, mais il n'y a rien que je trouve de plus tragique et émouvant que l'image d'un petit garçon qui traverse une piscine déserte en maillot de bain. C'est pareil que Charlot qui tombe de sa chaise, ça m'émeut aux larmes.
"Il faut esquiver la banalité et chercher des moments d'exception."
Le langage de Claude et de Mathias semble venir tout droit d'un poème…
J’aime quand les personnages disent des mots qui les dépassent. Je ne crois pas qu’on dise plus la vérité en disant : "Passe-moi le café" qu’en citant un poème. Quand Nadia lui met la main sur la bouche pour l’arrêter et que Mathias dit : "Avec toi dans la soif, avec toi au désert…", ce n’est pas moins vrai, c’est simplement une autre façon de dire le monde. Au cinéma j’aime filmer des moments exceptionnels. Je ne crois pas tellement au quotidien, pour moi, c’est dans ces moments exceptionnels qu'on voit le mieux mes personnages.
Est-ce que malgré tout on peut parler d'une fin heureuse ?
Non, ce n’est pas vraiment une fin heureuse. En anglais, on dirait “bitter sweet” — quelque chose d’à la fois doux et amer. Mais si, elle peut être bien, par la magie d'Hippolyte Girardot, dans le rôle de Max, parce qu’il dit comme une sorte de morale du film en sortant de la piscine : "Des fois dans la vie, il faut laisser les choses foutre le camp", et c’est ça que je pense. Les personnages sont un peu prisonniers du passé, et quand vous en sortez plus avec le passé, il faut foutre le camp, démissionner et s’enfuir. C'est un éloge de la fuite, donc s'enfuir ce n’est pas si mal.
Pour vous, que faut-il esquiver dans le cinéma ?
La banalité. Elle n’est pas si passionnante que ça. Je crois que ce qu'il faut chercher, c'est des moments d'exception. Il faut aussi essayer d'éviter les clichés, parce que dès que vous en enlevez un, il y en a un autre qui apparaît juste après, donc c'est sans fin.
Dans vos films, il y a toujours la question du spectateur, de sa place face à l’image ou au récit. Comment aimeriez-vous que le spectateur de Deux pianos sorte de la salle ?
Comme lorsqu’on sort des montagnes russes, et qu’on se dit : "Même pas mal".
"Deux pianos", en salle le 15 octobre prochain.
Plus d'articles