LES PLUMES

Uber love : l’amour au temps du digital

Publié le

3 juin 2021

Le Baiser, Auguste Rodin via Wiki Commons

Au temps d’une pandémie qui n’épargne personne, l’on ne connaît désormais de l’amour que son triste reflet. Seulement les affres d’un sentiment qui semblait déjà s’échapper alors même que l’on pensait pouvoir s’en approcher réellement. Il n’existe plus en ce bas monde aujourd’hui que cette pâle copie numérique qu’un virus pourtant pas si virtuel aura su généraliser. L’amour, cet inconditionnel lien entre deux âmes, est finalement devenu digital. Et pas dans le sens grivois du terme.

Je vous parle d’un temps que les plus de vingt ans ne peuvent pas connaître, comme disait presque Aznavour. Et grand bien leur en fasse. Il est loin le temps d’Adam et Ève, de Dirty Dancing et de Bonnie and Clyde. En 2021 plus que jamais, à l’heure où les retombées de la crise sanitaire modifient profondément le savoir-vivre, l’amour se compose désormais entre écrans interposés. Passion 2.0 déclinée au gré de messages anonymes toujours plus tendancieux, de rencontres virtuelles vaguement hasardeuses et surtout, d’une déshumanisation latente qui nous gagne tous. D’un revers de pouce, on choisit le partenaire d’un jour, compagnon solitaire d’une nuit ou d’une autre. Ou quand l’humanité prend des airs de version bêta.

Le con, l’abrupt et le fuyant : déclin du romantisme

Si les principes fondamentaux de la séduction se calquent irrémédiablement sur ceux du commerce, quand l’offre et la demande se posent en principe fondateur, le parallèle entre l’avènement d’un nouveau modèle économique et d’une évolution des mœurs semble presque à l’origine des mentalités actuelles. Un économiste chevronné définirait l’ubérisation comme une suppression des intermédiaires, une mise en relation directe et géolocalisée entre différents utilisateurs. Un effet qualifié de "disruptif sur les composantes originelles du marché français" ; en amour, la comparaison tient la route. C’en est désormais fini de la sacro-sainte rencontre romantique au sens classique du terme.

Aux rencontres amoureuses se soustrait la perpétuation d’un alter ego numérique, pseudo concrétisation d’une catégorie presque lissée de poupées siliconées, la bouche en coeur mais le coeur loin de la main, se réjouissant toujours plus des témoignages triviaux d’une entité masculine généralement déclinée en trois catégories : le con, l’abrupt et le fuyant. 

"À première vue, face à ces supermarchés humains qui se multiplient au gré des tendances, l’ubérisation amoureuse relève de la sélection utilitaire. Le physique comme argument de destruction massive. Quid du charme, du charisme, de cet imperceptible frétillement qui confère à toute situation romantique ce sentiment unique ?"

Une sélection utilitaire ? L’apologie d’un taylorisme amoureux

Aimer – un soir ou une vie- semble désormais se faire à la chaîne, transposition quasi décontractée des débuts de l’ère industrielle : toujours plus, toujours plus vite, pour un résultat aussi formalisé qu’aseptisé. Qu’est-ce qu’aimer à l’ère de Tinder, Badoo, Happen et autres dérives virtuelles ?

À première vue, face à ces supermarchés humains qui se multiplient au gré des tendances, l’ubérisation amoureuse relève de la sélection utilitaire. Le physique comme argument de destruction massive. Quid du charme, du charisme, de cet imperceptible frétillement qui confère à toute situation romantique ce sentiment unique ? Et quelle meilleure façon de mesurer l’ère du temps qu’au travers de la presse ? Pourtant, les quelques rares médias qui semblent s’intéresser au sujet sont Marianne ou L'Obs. Quand bien même l’on pourrait s’opposer à cette industrialisation post-new age des mécanismes de l’amour, il est amusant de voir à quel point le progrès, si contestable soit-il, reste encore et toujours en ligne de mire des rédactions conservatrices.

"Le romantisme à l’ère du 2.0 se réduit à quelques dickpics et autres subtiles incitations visuelles à l’hédonisme, apologie d’une superficialité sans nom."

Rencontrer un partenaire comme on commande une pizza ?

L’amour ne se vit plus, il se consomme. Certes, les contes de fées avec lesquels les millenials ont jusque très récemment été élevés ne sont plus de mise. (Exit la belle au bois dormant et son violeur de prince, ou notre sempiternelle cendrillon attelée aux tâches ménagères, validation quasi poétique d’un patriarcat déjà bien établi). Le romantisme à l’ère du 2.0 se réduit à quelques dickpics et autres subtiles incitations visuelles à l’hédonisme, apologie d’une superficialité sans nom. Ou quand l’être humain se réduit à un faciès et quelques chiffres.

La réalité et sa magie se sont vu engouffrées par le siècle du jugement hâtif, et l’approbation d’un troupeau d’abruti-e-s en rut vaut maintenant plus que le sourire honnête d’une seule personne.

Le Baiser, Toulouse-Lautrec via Wiki Commons

Immaturité latente ou consumérisme croissant ?

En Inde, le slogan de Tinder est "Adulting Can Wait!", ou en Français : "La maturité peut attendre". Un slogan fort, représentatif d’une société de consumérisme, basée sur l’objectivisation du corps de l’autre. Les applications de rencontres ne sont-elles pas semblables à des supermarchés virtuels, affichant dans leur vitrine une galerie superficielle de corps que l'on fait défiler au gré de nos humeurs du moment ? Ou bien est-ce là la représentation particulièrement concrète d’une société immature, rencontre immatérielle de deux générations "internet", la mise en avant d’une dimension virtuelle qui a pris l’ascendant sur le reste.

Certains sites – car l’ubérisation tient aujourd’hui du véritable phénomène sociétal –  parlent d’une tombée en désuétude du "modèle salarial d’après guerre". En réfléchissant, le modèle salarial – qui si transposé à la vie amoureuse semble curieusement rimer avec patriarcal – d’après guerre serait-il vraiment menacé ?

Selon une chercheuse suisse en humanité digitale nommée Jessica Pidoux, laquelle a mis la main sur le brevet de Tinder, l’application se définit par un système de notation extrêmement sophistiqué qui considère hommes et femmes différemment. En somme, un homme avec de grandes études et de gros gains perçoit un bonus, là où une femme avec le même profil est dépréciée par l’application.

Et pourtant, s’il n’est pas étonnant de voir un tel système patriarcal reporté ainsi dans la dimension virtuelle (le 2.0 n’est-il pas le reflet d’une société ?), l’application se fait la vitrine d’une réalité déjà bien sombre, affichant une inégalité totale entre les sexes. L’offre et la demande se perpétuent encore et toujours, et la frustration masculine inhérente aux rejets est plus que jamais de mise. De quoi encourager la cause du respect des femmes…

"Les grands gagnants de Tinder, Happen ou autres similis attrape-coeurs virtuellement générés ne sont-ils pas les mêmes que ceux de la séduction moderne de la vie de tous les jours ?"

Ultime recours ou berceau illusoire ? 

Si selon certains cas désespérés autoproclamés, les applications de rencontres semblent s’afficher comme l’ultime solution pour rencontrer quelqu’un, palliatif rassurant d’une timidité exacerbée, cette mesure n’est-elle pas vaguement illusoire ? De l’amoureux transi qui ne mâche pas ses maux au loser libidineux dont la dernière expérience érotique se limite à l’arrivée de Carla Bruni à l’Élysée, en passant par le pédophile en puissance ou l’érotomane dyslexique, les réseaux font-ils vraiment une différence ? Les grands gagnants de Tinder, Happen ou autres similis attrape-coeurs virtuellement générés ne sont-ils pas les mêmes que ceux de la séduction moderne de la vie de tous les jours ?

"Alors pour résumer, tomber amoureux en 2021 semble se résumer à souscrire un forfait ADSL haut débit à 30 euros par mois chez Orange."

Aimer au digital, c’est effeuiller toujours plus vaguement les miasmes fiévreux d’un lendemain imaginaire. C’est s’adonner pleinement à ce que l’humanité fait de mieux depuis qu’elle a quitté le droit chemin, qu’elle a fait des idiots d’un jour les idoles de toujours. Ou la consécration pseudo narcissique d’une bande de tarés éberlués qui ne verront jamais en l’amour qu’un vague recours, l’option séculaire d’une popularité assurée. Aimer ou être aimé ? Fuck Céline Dion. Fuck Obispo. Fuck tout autre colporteur de ce sentiment désavoué, celui-là même qu’on aime haïr et qu’on déteste aimer.

Si aimer doit s’écrire en binaire, les zéros se compteront à la pelle et pourtant, face à la magie du net, les blaireaux répondront toujours à l’appel. Alors pour résumer, tomber amoureux en 2021 semble se résumer à souscrire un forfait ADSL haut débit à 30 euros par mois chez Orange.

"Je suis le dernier et le plus solitaire des humains privé d'amour et d'amitié" se lamentait un Charles Baudelaire qui n’avait manifestement pas la 3G. Et putain, grand bien lui en fasse. 

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