INTERVIEW
Publié le
1er octobre 2025
A l’occasion de la sortie récente de son 3e album, Millénium, Suzane, autrice-compositrice-interprète à la plume percutante, s’affirme plus que jamais. Lauréate des Victoires de la Musique en 2020 (Révélation Scène), elle revient pour S-quive sur son parcours, ses colères, et ses espoirs. Dans cet opus, l’artiste décrit une époque en crise, mais aussi la force d’une génération prête à tout réinventer. Elle revient aussi sur l’engouement généré par le titre "Je t’accuse", et le soutien du rappeur Youssoupha avec qui elle partage le seul featuring.
Votre nouvel album s’intitule Millénium. Quel regard portez-vous sur cette ère ?
Avec Millénium, j’essaie de dresser le portrait de mon époque. C’est ce que je fais depuis mes débuts, sans toujours en avoir conscience. Le millénaire a commencé il y a 25 ans, il se terminera en 3000, même si on ne sera plus là pour le voir. Pour moi, c’est une manière d’attester que nos choix d’aujourd’hui feront certainement ceux de demain. En réalité, le monde auquel nous avons été préparés n’existe plus vraiment : les systèmes financiers, écologiques, sociaux, sont en plein effondrement, et on en constate les dégâts. Mais j’ai la conviction que notre génération est capable de reconstruire. Malgré tout, je garde une forme d’utopie, avec l’envie de créer de nouveaux schémas. C’est pour cela que, dans le titre éponyme, je me permets de chanter qu’il est "l’heure de tout recommencer".
En quoi cette époque vous semble-t-elle différente des précédentes ?
J’ai le sentiment que les générations passées vivaient avec davantage de liberté, sans cette urgence permanente. On consommait, on procréait… Aujourd’hui, ce n’est plus si simple. Eux ont sans doute été victimes d’une certaine désinformation, dont nous sommes moins prisonniers aujourd’hui. J’ai parfois même l’impression que certains enfants éduquent leurs parents sur des sujets comme l’écologie ou le sexisme, dont on ne traitait pas alors. Pour ma part, je ne peux plus garder cette révolte en moi, rester impuissante : je dois me mettre en action. Et cela passe par ma musique, avec des paroles comme : "Pour toutes les fois où j’ai vu mais je n’ai rien dit, où j’ai refait le monde avec des ‘si’, au moins pour la beauté du geste, j’arrête l’inertie", (Un sens à tout ça, Millénium)
Dans cet album, vous abordez partiellement votre enfance, la manière dont vous avez vu vos parents tenir. Cette révolte vous habite-t-elle depuis toujours ?
Je viens d’Avignon, j’ai grandi dans une famille de classe moyenne. J’ai toujours vu mes parents travailler pour un salaire minimum, et c’est un constat que je porte encore aujourd’hui. Très vite, j’ai su que je ne voulais pas m’imposer la même vie : j’avais cette volonté de m’émanciper une fois adulte. C’est l’écriture qui m’a sortie d’un endroit où je me sentais enfermée, d’une existence trop bien rangée. Je ne pensais pas qu’il existait des métiers de passion, surtout dans la culture. Ce n’est pas quelque chose qu’on apprend à une petite fille de classe moyenne de prendre sa plume et de donner son avis.
"Mon écriture n’est pas plus violente que la réalité."
Votre force de résilience est très prononcée…
Oui, mais je pense aussi avoir eu beaucoup de chance dans mon parcours. Dans mon milieu, beaucoup sont issus de classes bourgeoises. J’ai parfois ressenti une forme de mépris de classe, notamment de la part de certains médias. On me demandait : "Qu’est-ce que vous écoutiez, enfant ?", mais je n’ai pas cette jolie histoire d’un père qui me faisait découvrir le jazz. Chez moi, on écoutait Mylène Farmer… et c’est ce qui est resté ! [Rires].
Votre album est décrit comme étant le plus engagé et féministe de votre carrière, est-ce le cas ?
Avec cet album, je me sens sans doute plus en colère qu’avant, et cela se ressent dans mon écriture. Mais dès mon premier disque, j’ai toujours écrit les choses telles qu’elles venaient. Il m’est naturel d’être engagée face à ce qui se passe autour de moi. Il y a cinq ans, s’engager, c’était déjà revendiquer ou parler fort — ce qui n’est pas toujours accepté chez les femmes. Dans Millénium, avec un morceau comme "Je t’accuse", je vais encore plus frontalement : beaucoup s’y reconnaissent, même si pour d’autres c’est trop cash. Mais cette place des femmes, je l’avais déjà mise au centre dans Toï Toï, notamment avec "SLT". Mon écriture n’est pas plus violente que la réalité.
Vous ne vous attendiez pas à un tel succès avec "Je t’accuse" ?
J’ai écrit cette chanson en 2024, à un moment où je pensais avoir réglé certaines choses… et où je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Des affaires médiatiques en cours ravivaient beaucoup de blessures. Alors j’ai fait ce que je sais faire : écrire. La chanson "Je t’accuse" est sortie d’un jet, presque comme un trop-plein qu’on vomit. Au départ, elle n’était pas destinée à l’album. Mais en la partageant autour de moi, j’ai compris que d’autres femmes avaient besoin de l’entendre — et pas seulement des femmes d’ailleurs. Peu à peu, la colère a pris le dessus sur la pudeur, et j’ai accepté de la mettre en avant. Je pensais qu’elle resterait dans mon cercle d’auditeurs habituels, mais elle a touché beaucoup plus large. Aujourd’hui, je reçois des témoignages de femmes très différentes qui me disent combien elle les aide. C’est fou de me dire : cette chanson ne devait pas exister, et pourtant elle rassemble. Je suis quand même en train d’accuser la justice française… Et puis, hasard incroyable : je l’ai sortie le même jour où la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la justice française pour des défaillances dans la protection des mineurs ayant déposé plainte pour viol auprès des autorités françaises. Ça m’a confortée dans l’idée que mon ressenti était légitime.
En parler est une chose, mais en parler en s’incluant, c’est plus lourd de sens…
Oui, ce n’était pas évident. Mais c’était justement ça, l’idée : faire en sorte que ce "Je" devienne un "On". Rassembler tous ces visages en une seule voix. Cette chanson m’a permis de transformer ce poids que je portais en une forme collective.
"Youssoupha m’a beaucoup soutenue avec ‘Je t’accuse’, c’est un vrai allié."
L’artiste Youssoupha est votre seule collaboration dans cet album dans le morceau "Plus que moi", pourquoi lui ?
Je collabore rarement, même si j’avais déjà chanté avec Grand Corps Malade en 2020. Pour Millénium, j’ai commencé seule, mais je voulais qu’une autre voix s’élève. Youssoupha est un artiste que j’écoute depuis longtemps. Sa façon d’écrire sur les femmes, comme dans son titre "Dieu est grande" dédié à sa fille, m’a toujours impressionnée. Il y avait une certaine beauté à réunir nos deux voix, deux univers très différents qui se rejoignent pourtant avec fluidité. Je me souviens de son arrivée au studio : il a enlevé ses chaussures, s’est mis en chaussettes, et a médité… un moment très enrichissant. Youssoupha m’a beaucoup soutenue avec "Je t’accuse", c’est un vrai allié.
Vous êtes désormais votre propre productrice…
Oui, depuis cet album. Quand je suis arrivée dans l’industrie, je n’y connaissais rien : je n’avais pas d’avocat, je n’étais pas propriétaire de ma musique, et je me suis fait avoir. Au début, ça ne comptait pas, je voulais simplement chanter. Avec l’appui de ma mère, j’ai réussi à me détacher de certaines personnes néfastes. Ce fut la première désillusion, mais aussi un déclic. Pour ce troisième album, je suis enfin propriétaire de mes chansons. Être une femme dans ce métier oblige à se défendre, et cela passe aussi par les contrats. Je voulais plus de transparence et plus de décisions — sur les investissements, les sorties, les clips… C’était important de m’émanciper, tout en gardant des partenaires de confiance, comme mon label 3ème bureau, de WAGRAM MUSIC. Aujourd’hui, j’ai une casquette en plus, mais je me sens beaucoup plus libre.
Qu’est-ce que S-quive peut vous souhaiter pour la suite ?
Je finis l’album en chantant que je cherche la paix intérieure, ce serait bien ça ! [Rires] Et une belle tournée, notamment avec le Zénith de Paris, prévu le 21 mars 2026. C’est très important pour moi de pouvoir partager avec mon public.
"Millénium", Suzane, disponible partout.