LES PLUMES
"La Go Motion semble fausse, mais tu sens que c'est réel. Alors que l'image de synthèse semble réelle, mais tu sens que c'est faux", disait Phil Tippett. Si le directeur des effets visuels de Star Wars ou Jurassic Park évoque, bien entendu, le cinéma, cette analyse peut s'appliquer, parfaitement, à la tendance musicale d'aujourd'hui. Une ère, dans laquelle on ne revient pas à utiliser de vieux outils de composition, par nostalgie ou par culture geek. Mais, parce que, nous sentons bien que c'est réel…même si le son est en carton-pâte ! Cependant, il se pose une question légitime : celle de l’intention. Où se trouve l’équilibre entre les sillages boueux du profit, l’effet de mode, la fin d’un cycle, la quête d’un renouveau, la copie ou l’hommage ? Les journalistes, les artistes, les producteurs, l’industrie, les mélomanes, les fans, les haters, le public… Nous cherchons tous à critiquer le 4ème art pour dénicher la pépite. Comme des chercheurs d’or, nous tamisons le flot déferlant de sorties, en quête de l’album ultime. Si autrefois, il y avait de la musique, à présent, il n’y a plus que du contenu. Alors, à l’occasion de la fête de la musique ; revenons à la base, en se posant la véritable question sous-jacente : qu’attend-t-on de la musique aujourd’hui ?
C’est à partir de l’album Analog Love de Dabeull que notre chemin commence. Cette proposition se démarque par sa forme. Il fut composé avec les outils et le matériel de fabrication de nul autre que le roi de la pop, Michael Jackson. Rien que ça ! En parallèle d’une recherche de son old-school, il y avait, bien entendu, un amour certain pour cette période artistique. Le passé a cette patine rassurante, une douceur sucrée, un cadre de référence qui nous contient. On y entend un souvenir, un moment et une vie, qu’on ressent comme meilleurs face à l’instant. Dans une société sans saveur, on cherche les goûts d’hier. Comme attiré par les sens inverses. Une direction sonore, que tant d’autres artistes proposent depuis presque dix ans. Non exhaustivement, on citera Clara Luciani, Jungle, L’Impératrice, Bon Entendeur, ou encore Daft Punk avec le brillant Random Access Memories.
"Les viscères s’emmêlent, à l’idée que nos créations deviennent nos créateurs."
Un art dont on cherche l’authenticité… Celle fabriquée par l’Homme. Car, voilà bien la peur de ce siècle à venir : être remplacé. Les viscères s’emmêlent, à l’idée que nos créations deviennent nos créateurs. Se fabriquent alors de plus en plus d’auteurs qui tentent un retour vers le futur. Ça passe par la manière d’enregistrer, de clipper avec des caméras volontaires "abîmées", un look vintage avec des références pop- culture 80-90. C'est une véritable capsule temporelle qu’on ingère ces temps-ci. Le problème est de comprendre pourquoi les compositeurs s’intéressent à enregistrer directement sur du matériel aussi ancien, lorsque numériquement il semble qu’il pourrait l’avoir en mieux. Où, dans le cas du tout digital, pour quelles raisons veulent-ils à ce point retrouver l’effet d’antan ?
Dire que c’est par pure nostalgie serait un raccourci. L’industrie musicale, autant que l’Homme, n’est pas un être de passé. Selon le Centre national de la recherche scientifique, être nostalgique se traduit par : "L’état dépressif causé par l'éloignement du pays natal, caractérisé par la tristesse, la langueur, parfois le dégoût". Alors, sauf si nous sommes dans une oasis dirigée par Steven Spielberg, cette mode de la Madeleine de Proust permanente, dans laquelle nous nous projetons sans recul, n’a pas de sens. Nous confondons nostalgie et souvenirs. Se remémorer de beaux moments, une période de notre vie, ou une ambiance sociale n’a rien à voir avec la volonté de revenir en arrière. Nous fantasmons un temps pour tenter de savoir vers quoi nous voulons aller. Autrement dit : c’est reculer pour mieux sauter.
Depuis les années 2010, l’explosion d’Internet a conduit à repenser l’espace commun. Entre idéal et réalité, il nous faut trouver un équilibre qu’on peine à maintenir pour une raison des plus basiques : l’ennui. Cela peut sembler tarte à la crème, mais l’horloge mondiale n’a fait que s’accélérer par simple crainte de la paresse. Nous courons, toujours plus vite, à la consommation de contenus, propulsés à une vitesse incontrôlable. L’essor des réseaux sociaux a accentué le rythme, jusqu’à le rendre insensé. Pour donner des repères au cadre qui était en train d’exploser, nous avons donc créé un système : l’algorithme.
Avant d’aborder le moins évident, concentrons-nous sur ce qui fait exister un artiste : sa valeur marchande. Qu’on le veuille ou non, c’est bien l’argent qui vient, entre autres, trancher sur la qualité d’un disque ou non. En appuyant la communication sur la manière dont un album a été créé, on attire la curiosité. Dans l’espoir de vendre plus, faire écouter plus, gagner plus et être plus qu’une énième proposition de la semaine. Tout ceci semble bien calculé. Dans une ère d’algorithmes, il apparaît qu’il nous faut programmer l’art pour avoir une chance de visibilité. Car, oui, nous ne parlerons pas encore de succès. Si les médias pouvaient être décisionnaires d’une réussite, ça se saurait ! C’est encore moins le public qui a la main mise sur la calculette. Ce qui détermine un succès aujourd’hui : c’est la capacité de divertissement. Force est de constater que, depuis l’après Covid, l’influence de l’Entertainment prime. Il faut donc trouver la bonne stratégie pour capter l’attention, d’une nouvelle forme de média : les réseaux sociaux.
"Les créateurs artistiques de contenus ont compris, depuis la sortie du confinement mondial, que la tendance prend la trajectoire de l’extraordinaire."
C’est là, latent, entre l’ombre et la lumière, dans l’angle mort de la culture. On peut le nier, s’ébranler contre cette idée éculée, que l’argent fait le monde. Mais, la candeur n’a jamais été une arme contre la réalité froide du mercantilisme. Rappelez-vous qui font l’industrie musicale depuis quelques années : Jul avec ses productions de gargantuesque tous les 6 mois depuis 10 ans, PNL avec ses productions pharaoniques, Taylor Swift avec son influence en milliard de dollars dans les médias ou encore Beyoncé qui relance les ventes de jean de 20% à elle seule avec son nouvel album. Ce qui fait l’aura de toutes ces personnalités, ça n’est pas leur musique uniquement. C’est leur capacité à capturer l’attente du public par de véritables coups de communications : concert surprise, annonce au Superbowl, multiplication de formats de vinyle, ou clip inoubliable. Chacun d’eux affolent les compteurs sur les réseaux sociaux, avec des stratégies nettes et précises de fidélisation, en se basant tous sur une chose : le grandiose ! Ces créateurs de contenus ont compris, depuis la sortie du confinement mondial, que la tendance prend la trajectoire de l’extraordinaire. Nous cherchons le souvenir plus inoubliable que le voisin, le rêve absolu de la semaine, le "J’y étais" orgueilleux. Détenir avant l’autre le « Saint-Contenu » !
Ce terme de "contenu", s’il ne touchait pas encore l’industrie musicale dans la précédente décennie, c’est chose faite dans cette nouvelle ère. L’arrivée de TikTok en est la cause principale. Les exemples fulgurants de la plateforme ne manquent pas : Lil Nas X, Gayle, Olivia Rodrigo ou encore Wejdene. Il n’y a pas de secret particulier aux succès de l’application. Ça tient en une explication des plus simple : le sens du timing !
Pendant le Covid (encore lui), TikTok a su être un moteur de divertissement énorme. L’entreprise qui a acheté Musical.ly partait sur une base, certes solide, avec une centaine de millions d’utilisateurs. Après les confinements, c’est 3 milliards d’inscriptions qu’on dénombre dans le monde. La rapidité de consommation, l’infinité de contenus, l’apparente nouveauté, l’accessibilité et surtout la musique, font de ces vidéos le support parfait pour se faire connaître. "Faire en sorte que chaque seconde compte", voilà la promesse du réseau. Le temps n’a jamais été aussi précieux qu’après cet évènement. On veut rentabiliser le chrono. Plus que jamais, on veut tenter de se reconnecter, maintenant qu’on peut vivre à nouveau. Et, autant que faire se doit : vivre en grand ! La musique y a forcément joué un rôle majeur. Parce qu’on peut danser, émouvoir, rire, fêter, s’unir sur cet art. En raison qu’elle est, encore aujourd’hui, un espace commun.
"La musique est le seul art à pouvoir unifier les foules à travers la planète."
Attention, un réseau social n’est pas le mal incarné. Ça n’est pas tant les utilisateurs, que la manière dont nous nous en servons, qui pose un souci. Ce qui crée le malaise, réside plutôt dans notre rapport à celui-ci. Nous projetons la réalité dans ce qui est numérique. Par notre relation intime, avec ces supports d’interactions artificielles, nous floutons la frontière entre l’Homme et la machine. Au regard de notre attitude craintive face à l’avènement de l’IA, c’est un paradoxe assez drôle. Nous courons à rendre le monde interconnecté depuis une quarantaine d’années. Désormais qu’il l’est, nous accélérons la foulée dans le sens inverse ; de peur de ne plus savoir distinguer l’un et l’autre. Mais, lorsque Billie Eilish annonce un concert, nous oublions nos réserves les plus fondamentales, au profit d’un fragment de bonheur. Nous coupons le courant de nos pensées, avec l’unique but que nous nous fixons à être divertis ; et ce, à n’importe quel prix (pouvant atteindre plusieurs milliers d’euros).
La musique ne laisse personne indifférent. Elle est le seul art à pouvoir unifier les foules à travers la planète. L’action du Global Citizen Live en est un exemple parfait avec ces 24h de concert, à la suite, aux quatre coins du monde. En France, l’Hyper Week-End Festival impulsé par Didier Varrod se place là aussi : sa capacité à réunir autant de styles, de genres, d’influences, d’intentions et de volontés différentes dans le mouvement commun de la Culture ; c’est un petit miracle. Ces actions, prouvent que nous sommes capables de chercher autre chose que soi. Nous pouvons nous reconnecter à travers l'art, en faisant coexister l’avant, le maintenant, et l’après de la musique.
Avec l’avènement de la société de consommation, nous oublions que la musique est, avant tout, un support de rencontres. Parce qu’elle est un langage, nous y dialoguons avec l’Autre. Et, c’est bien pour ça que nous aimons tant en écouter. Parce que nous n’avons plus le sentiment d’être seul. Les réseaux sociaux, la mode de la pop-culture et le Covid ont brouillé les frontières de nos intentions avec la musique. Nous avons dilué dans le même bocal : besoins et envies.
L’anthropologue et historien, René Girard fait de l'envie le moteur principal du monde moderne. Souvent considéré comme un mal ; cette émotion est un mécanisme puissant vers l’exigence. Poussés par elle, nous nous disciplinons pour obtenir l’objet convoité. Elle dirige nos actions, nos relations, nos interactions et nos visions de soi et des autres. Avec la déformation sociétale, nous nous sommes persuadés que nous avons besoin de telles ou telles choses pour être. Nous défendons et rejetons corps et âmes des artistes, nous jalousons les autres qui ont pu assister au concert rêvé, nous cherchons l’impression réelle d’être un privilégié, sur les réseaux notre star nous répond. L’industrie musicale ancre, comme jamais, le public dans un mécanisme de désir passionnel.
Rien d’apocalyptique, bien entendu, car, comme tout ce qui concerne l’Homme du XXIème siècle, c’est un cycle dans la mode. C’est maintenant que la pop-culture endosse son rôle de sauveur. Ce sentiment que nous vivons une ère de nostalgie traduit en réalité "une envie d’avoir envie". Nous voulons retrouver l’insouciance d’une période. Ce qui conduit à ressortir ce qui faisait le passé, on y revient. Alors, nous composons des musiques comme avant, pour prendre du recul sur l’après. Ce qui est une boucle, devient une sortie de secours dans l’impasse. Nous voulons retrouver l’émotion du moment où tout semblait possible. L'excitation de l’impossible devenant réel.
Nous replongeons dans nos souvenirs pour comprendre le fonctionnement de ce sentiment positif ; dans l’espoir de le recréer. La lo-fi, le retour de la funk, la domination du hip-hop, la tendance country. Il y a dans tous ces genres une sorte d’image d’Épinal du bonheur. Une aura rassurante à travers le temps. La faire revivre à travers l’écoute, l’utilisation de vieux outils d’enregistrement, l’esthétique visuelle dans les clips ou encore simplement en lisant sur le sujet. Tout est bon pour se rappeler comme notre curiosité était piquée. Retrouver l’envie de découverte, d’éducation, d’élévation.
Si aujourd’hui, on reste collés comme des posters dans l’immensité des possibles. La nostalgie ambiante dans la musique nous permet de trouver un axe pour faire repartir le système dans sa globalité. Car, cet art a la spécificité, unique, d’être encore un média commun. On sait bien que c’est de mauvaise qualité, mais il n’empêche qu’on entend que c’est vrai. La froideur parfaite du tout numérique fait pâle figure, face à la chaleur imparfaite de l’analogique. Nous sentons que c’est réel parce que nous y retrouvons cette part d’aléatoire de la vie de tous les jours.
Les propos de Phil Tippett sont d’une actualité effrayante, tant ils sonnent justes. Avec Internet, la société a connu un élan de curiosité, d’audace et d’innovation artistique exponentiel. La musique n’a bien entendu pas échappé à cette courbe. Puis, l’arrivée des réseaux sociaux, de Youtube, du streaming a révolutionné l’équilibre pour nous faire basculer dans un algorithme aux allures de liberté d’expression sans précédent. La place de l’inconnu a disparu avec le temps. Là encore, la musique n’a pas échappé à cette tendance. Nous nous sommes conduits vers de la production de contenus ; plus que de la quête artistique. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’un jeune qui fait sa première démo, l’artiste confirmé, la star planétaire, un groupe local (ou n’importe quelle chanson) c’est de l’art en soi. Elle est forcément marquée d’une intention, d’une idée, d’une volonté et d’une quête. Aussi mercantile, simple ou complexe soit-elle. C’est vers cette évidence que la nostalgie musicale actuelle veut nous faire revenir. Un temps où nous savions précisément pourquoi nous écoutions, faisions, vendions de la musique. C’est pourquoi, avant tout, pour la Fête de la musique ; il nous faut se poser, sincèrement, et cette fois plus intimement, la question suivante : qu’est-ce que nous attendons de la musique aujourd’hui ?