ARTS
Publié le
23 décembre 2025
Il y a, dans l’histoire récente de la peinture marocaine, un déplacement discret mais décisif. Pendant longtemps, on a cherché à la situer : entre modernisme et artisanat, entre héritage et rupture, entre un récit national et une scène globale. Or, ce qui frappe aujourd’hui, c’est moins la question de l’étiquette que celle de l’oxygène. La peinture marocaine, telle qu’elle se donne à voir depuis une quinzaine d’années, respire davantage, circule plus vite, assume des formes d’ambiguïté et de silence. Elle n’a plus besoin de “prouver” qu’elle existe, elle se permet d’exister autrement.

Ce basculement n’est pas sorti de nulle part. Il s’inscrit dans une généalogie dont l’École de Casablanca reste un repère majeur: un moment où des artistes et enseignants comme Farid Belkahia, Mohammed Chabâa et Mohamed Melehi ont pensé l’art au Maroc comme une construction active, indisciplinée, tournée vers des méthodes expérimentales et une modernité située. Leurs gestes ont ouvert une voie: considérer le langage plastique comme un terrain de recherche, plutôt que comme une vitrine identitaire. Mais ce qui émerge aujourd’hui n’est pas seulement une “suite”. C’est un nouvel équilibre, nourri par la diaspora, par les résidences, par la multiplication des lieux et des foires, et par une économie de l’image devenue instantanée.
L’exemple d’Omar Mahfoudi est révélateur de cette période. Né en 1981 à Tanger, il vit et travaille à Paris. Cette phrase, que l’on pourrait lire comme un simple repère biographique, dit en réalité beaucoup de la scène actuelle : Paris n’est plus seulement un “centre” où l’on vient chercher une légitimité, c’est une chambre d’écho, un lieu de frottement, parfois d’écart, où se fabrique une sensibilité hybride. Chez Mahfoudi, la matière ne se présente pas comme une affirmation. Elle se dérobe. Après une période de compositions plus épaisses, l’artiste s’est tourné vers la fluidité de l’acrylique liquide et de l’encre, travaillant une frontière instable entre figuration et abstraction. Il y a là une décision esthétique qui vaut aussi comme position critique : ne pas “clore” l’image, ne pas la verrouiller par une narration trop sûre d’elle-même.
Ses tableaux installent souvent un monde à la fois reconnaissable et fuyant : silhouettes qui apparaissent comme des ombres, végétations tantôt luxuriantes, tantôt réduites à quelques signes, ciels qui semblent se dissoudre dans leur propre lumière. La biographie d’Afikaris décrit cette oscillation constante, entre présence et absence, tension et apaisement, au sein d’une atmosphère délavée, presque cinématographique. Le mot “cinéma” n’est pas décoratif ici : il s’agit de cadrages, de luminosités, de montages intérieurs. Une peinture qui pense comme une séquence.

La récente exposition personnelle Waiting for the Light to Change (Afikaris, Paris, 11 janvier au 1er mars dernier) a cristallisé cette recherche autour d’un motif simple et inépuisable: la lumière. Le texte de présentation insiste sur un “trajet du crépuscule à l’aube”, une marche nocturne où la peinture tente de saisir l’impression plutôt que l’objet. Le plus intéressant, dans cette proposition, n’est pas la référence à l’impressionnisme en tant que clin d’œil historique, mais l’idée que la lumière est un problème de traduction. Comment peindre ce qui, par définition, ne se laisse pas prendre ? L’exposition le formule en creux : explorer la lumière, c’est étudier aussi son absence, et donc faire exister la couleur dans l’obscurité.
On comprend alors ce que Mahfoudi cherche dans ces paysages successifs : non pas une topographie, mais une condition. La mer et le ciel finissent par se confondre, les horizons se brouillent, les figures disparaissent, comme si la peinture acceptait de perdre de l’information pour gagner en intensité. C’est une économie volontaire de la narration. Le tableau ne “raconte” pas, il laisse affleurer. Dans une époque où l’iconographie est souvent saturée, cette stratégie a quelque chose de presque radical. Elle revendique le droit à l’indéterminé, au silence, à la lenteur visuelle. Et c’est peut-être là que la peinture marocaine actuelle, dans sa diversité, dialogue le plus finement avec le monde : en refusant de surjouer le spectaculaire.
Autre signe de cette phase d’expansion : la scène européenne ne se contente plus d’accueillir des artistes marocains comme des “invités”, elle construit avec eux des trajectoires. En juillet 2025, CAR Gallery a annoncé la première exposition personnelle de Mahfoudi en Italie, en collaboration avec Afikaris, et sous le commissariat d’Andrea Busto. Ce qui est notable, dans ce type d’annonce, ce n’est pas seulement la mobilité géographique. C’est la cohérence esthétique qui s’affirme: une série d’œuvres présentée comme un condensé de ses explorations récentes, toujours sur cette ligne de crête entre apparition et effacement. Et, fait rare mais significatif, le texte mentionne qu’Afikaris a produit un catalogue, présenté comme la première publication monographique de l’artiste, liée à l’exposition parisienne. Là encore, on voit se dessiner les outils de la reconnaissance: non pas seulement l’événement, mais l’archive, le livre, la documentation.

Parler d’“émergence” ne veut pas dire effacer les générations précédentes, ni imaginer une naissance ex nihilo. Il s’agit plutôt de décrire un écosystème qui s’est densifié. La foire 1-54, fondée en 2013 par Touria El Glaoui, et dirigé par Camille Ostermann, a joué un rôle structurant en offrant une plateforme internationale dédiée à l’art contemporain africain, avec des éditions notamment à Londres, New York et Marrakech. Cette circulation a contribué à rendre visibles des scènes longtemps lues à travers des catégories trop étroites. Dans le même mouvement, Marrakech s’est affirmée comme un point de convergence, avec des institutions et des programmations capables d’attirer un public international, tout en ancrant des pratiques sur place, comme l’a raconté la presse internationale autour de lieux tels que MACAAL. L’enjeu n’est pas seulement touristique ou événementiel: il s’agit de créer des conditions de durée, des contextes où les œuvres peuvent se développer au-delà de la seule urgence de la visibilité.
La peinture marocaine, aujourd’hui, n’est donc ni “locale” ni “internationale” au sens simpliste. Elle se déploie sur plusieurs scènes à la fois. Elle invente une manière de tenir ensemble l’intime et le monde, la mémoire et le présent, l’image et ce qui lui échappe. Omar Mahfoudi, installé à Paris, n’incarne pas une exception : il est l’un des signes d’une peinture qui s’autorise le trouble, et qui, dans ce trouble, trouve une précision nouvelle. Au fond, l’émergence la plus intéressante est peut-être celle-ci : une peinture marocaine qui ne demande plus la permission d’être complexe. Elle ne s’explique pas d’avance. Elle se présente. Elle laisse la lumière changer.

À l’heure où l’on doit parfois compresser jpg pour envoyer une œuvre à un commissaire, un collectionneur ou un journal, ce n’est pas seulement une question de praticité. C’est un changement de régime du regard. La première rencontre avec un tableau se fait de plus en plus souvent sur un écran, dans une messagerie, entre deux rendez-vous, au milieu d’un flux d’images. Or la compression n’est pas neutre : elle lisse la matière, écrase des nuances, transforme une vibration en simple dégradé. Tout ce qui fait la tenue d’une peinture, ses passages, ses densités, ses micro-écarts de couleur, se trouve mis à l’épreuve par cette réduction.
Mais cette épreuve n’implique pas une capitulation. Une partie de la peinture marocaine actuelle vit dans cette circulation parce qu’elle s’est construite dans le passage : entre scènes, villes, langues visuelles, et donc entre supports. Elle accepte l’écran comme un seuil, pas comme un substitut. L’image numérique attire, intrigue, oriente, mais l’œuvre s’y refuse comme totalité, en gardant une part d’intraduisible. Et lorsque la peinture tient malgré la réduction, c’est justement qu’elle ne se réduit pas à l’effet : elle conserve une tension, une atmosphère, une zone de silence que seule la présence physique, l’échelle et la matière rendront pleinement.
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