CINÉMA

Nekfeu, Lous and The Yakuza, La Caution... Miyazaki, influence majeure de la scène hip-hop

Publié le

29 octobre 2023

Le nom de Hayao Miyazaki rayonne presque autant, voire plus encore, que le Japon à travers le monde. Symbole du pays du Soleil-Levant, l’œuvre du créateur du Studio Ghibli a profondément marqué et influencé notre société occidentale. Plus de vingt ans après, des films comme Nausicaä de la vallée du vent (1984), Kiki la petite sorcière (1989) ou encore Le voyage de Chihiro (2001) maintiennent cette lueur étincelante et unique au sein de l’art, la culture et la vie de tous les jours. Car, là est toute la puissante délicatesse du maître de l’animation : parvenir à s’ancrer au cœur de chacun de nous, à chaque instant et de façon permanente sans heurts ou malice. Après une absence de dix ans, il revient avec Le garçon et le héron. L’histoire d’un enfant de 11 ans qui tente de comprendre quel est le sens de sa vie lorsqu’on perd sa mère. L’occasion de refaire le portrait du cinéaste. Et c’est du côté de la musique, et notamment du rap français, qu’on se rend compte combien son travail a contribué à la naissance d’une nouvelle scène culturelle, artistique, littéraire, philosophique, sociale et humaine. Véritable monteur et inspiration chez S-Crew, La Caution, Prince Wally, Vald ou encore Lous and the Yakuza, Miyazaki est devenu le goat de la scène hip-hop…et plus encore !

De retour avec ma sous-culture

Visuellement les films de Miyazaki sont reconnaissables entre tous, avec une abondance et une beauté indiscutable. Mais, c’est aussi dans les bandes originales qu’on trouve une grande richesse et des possibilités infinies. Rien de très étonnant à ce que le hip-hop s’en inspire avec de nombreux samples. Parfois avec une évidence manifeste, comme le S-Crew dans "Aéroplane" qui reprend le thème principal de Mon voisin Totoro (1988). Un titre dans lequel le groupe tente, comme la boule de poil (symbole du Studio Ghibli), de voyager dans l’émerveillement du présent. On trouve également des références moins évidentes comme dans le titre "Réflexions basses" de Vald qui réinterprète la bande son de Porco Rosso (1992). Dans ce cas, cela semble être davantage utilisé pour la musicalité du sample, idéale dans ce morceau. Nous pouvons remonter le temps jusqu’aux débuts des années 2000, avec le groupe La Caution et le titre "Arc-en-ciel pour daltoniens" qui utilise une composition de Princesse Mononoké (1997). Un film qui fait sens, puisqu’à l’image du héros, le duo tente, dans leur rap, de comprendre ce qui noirci leur cœur et comment guérir de cette infection.

Le hip-hop est le courant musical de la quête identitaire, sociale, de l’humanité et des paradoxes pour trouver le vrai. Mais plus encore, c’est une musique de conviction qui pense que le monde peut être plus beau, plus heureux…plus accessible à l’identité de tout à chacun. Il n’est donc véritablement pas surprenant de voir aujourd’hui combien les artistes urbains français assument et prônent comme une ligne de conduite, un cap à l’horizon, une visée universelle, les valeurs et principes qu’on retrouve dans l’œuvre du réalisateur nippon. Les films (comme les musiques) de Ghibli sont un appel à l’exploration de soi, des autres et de la société dans toutes ses nuances. Ces réalisations évoquent avec justesse les émotions qui tissent les liens entre nous tous. C’est d’une rare intelligence de cœur et d’esprit. Un vrai paradoxe, lorsque nous constatons la candeur et l’espoir inébranlablement enfantin d’un meilleur monde possible qui accompagne constamment celles-ci.

D’un point de vue historique, ce rap geek assumé, appelé "nerdcore", trouve ses origines timides fin des années 1990. Par exemple, chez IAM avec "L’Empire du côté obscur", en référence à Star Wars ; le nom de Saïan Supa Crew, en référence à Dragon Ball Z. Puis, post 2000, chez Orelsan, plus otaku que jamais, avec de très (très) nombreuses références aux mangas, aux jeux vidéo et à la culture geek. Ou encore Bouchée Double, qui fait carrément un feat avec Végéta, sur le titre "Fier". A l’international, nous retrouvons N.E.R.D, Beastie Boys, MF Doom ou encore MC Frontalot (créateur du terme « neardcore»). A cette époque, nous sommes malheureusement encore dans ce qui se nomme : "la sous-culture". C’est pourquoi, tous ces rappeurs se réunissent autour d’une passion commune uniquement avec des références, en clin d’œil dans le texte et des samples. Mais, force est de constater que les nouvelles générations ne créent plus de cette façon. Elles assument, revendiquent, imposent cette culture comme un art majeur et aussi noble que tout autre. Par exemple, dans les disques, comme sur scène, avec l’iconographie de la lune, le groupe PNL met en avant cet univers au service d’un propos beaucoup plus sérieux et avec un objectif global, intime et humain…mais surtout artistiquement à destination de tous ! Lous and The Yakuza clame son amour et l’importance du studio japonais dans son travail à travers le clip de "Monsters". Dans une précédente interview pour S-quive, elle raconte : "Beaucoup de réalisateurs m’avaient envoyé des pitch. Je disais ‘non’ car je souhaitais des inspirations de Hayao Miyazaki. Mon clip doit ressembler à n’importe quel film du Studio Ghibli". En découle un clip luxueux, sublime et artistiquement passionnant ! Une belle ode, amoureuse et sans limites, à laquelle nous y reviendrons un peu plus tard. A l’image de l’œuvre de Miyazaki, le hip-hop français d’aujourd’hui montre toute l’ampleur profondément artistique et sensée de cette "sous-culture".

C’est nous le futur

Chaque film du parrain de l'animation japonaise est empreint d’une intention de construire un moment d’histoire réelle dans la vie d’un rêveur. Ce sont toujours des fables du quotidien qui tentent de nous apprendre à écouter le vent qui se lève. Il y a de l’espoir sans bornes dans les films de Miyazaki ! Et cet espoir libre, les rappeurs s’en emparent pour créer des armures en forme de lettres dans leurs textes. Lomepal et Roméo Elvis évoquent l’ensemble du travail du réalisateur dans "Billets" (2017) : "L'argent, ça fait voyager, comme les avions, la drogue et les films de Miyazaki". Prince Wally raconte comment son enfance a été bercée, son esprit modelé et son rap construit par les heures et les heures à regarder encore et encore la filmographie du mangaka. Médine écrit : "J'me sens tout heureux comme Totoro" dans son titre "Bataclan" (2018). Cette animation explore le bonheur merveilleusement simple du quotidien, opposé à une "réalité" objective morbide et impitoyable. Nommer le personnage n’est donc ni gratuit, ni dénué d’un sens profondément intime et émotionnellement fort pour le compositeur.

Nekfeu cite Le voyage de Chihiro dans "Ciel noir" : "On est tous aveugles dans ce convoi ; les passants ont des masques et dévorent tout comme une masse, qui ressemble au sans-visage du voyage de Chihiro". Comme à l’habitude, rien n’est évident chez le rappeur. Décortiquons ! Il fait référence au film dans lequel on peut voir un amas monstrueux qui  ne sait pas qui il est. Ce personnage veut alors être aimé à tout prix pour devenir quelqu’un.  Pour cela, il donne aux autres ce qu'ils désirent et se déforme de plus en plus par conformisme (jusqu’à n’être plus rien de logique) et finit par s’effacer dans l’autre en dévorant quiconque le croise. Et finalement, c’est le regard désintéressé et honnête d’une jeune fille hors de ce mécanisme social qui va lui donner un sens. La référence est d’une subtilité brillante. Le fennec parle autant de lui en tant que célébrité, artiste, personne ; que de tout le monde. Nous sommes tous en voyage vers la même destination. Aveuglés par la peur de manquer sa vie, nous accumulons de la richesse, de l’amour consommable, de l’illusion ; pour finalement n’être qu’un visage sans identité…un être humain sans humanité ! C’est ce voyage que Chihiro vit, et ce que Ken Samara a lui-même connu à travers l’écriture de "Les étoiles Vagabondes". Ça n’est pas la première fois qu’il fait écho au cinéma de Miyazaki, puisqu’il l’a également cultivé avec 1995 et S-Crew, et dans chacun de ses albums solos.

Miyazaki n’est pas simplement une mode, un mouvement musical ou une catégorie culturelle. Il inspire des générations, des personnes, des artistes : mais aussi l’âme du monde. Dans ce qu’il avait annoncé comme son dernier film en 2013, Miyazaki reprend les mots de Paul Valery, pour nous offrir la conclusion de sa fable débutée en 1979 : il faut tenter de vivre ! Entendez là, que vous avez, nous avons, le devoir et la responsabilité de s’élever intellectuellement. Il ne faut pas affaiblir le doute, dénigrer l’équilibre, écraser l’infinité de l’avenir, vouloir contrôler le vent par crainte de la dérive. Il faut au contraire questionner, s’entendre, croire aux possibilités et se laisser guider par le souffle de la vie. Mais tout cela se travaille chaque jour pour maintenir le feu en éveil constant.

Tourné vers la civilisation

Le rap et les mangas ont depuis plusieurs décennies une relation intime et passionnément amoureuse. Nombreuses sont les œuvres divergentes qui inspirent les MC. Seules, celles de Miyazaki semblent les réunir tous dans leur choix de samples, de mots…mais pas seulement ! Avec le clip sublime de Lous and The Yakuza. L’artiste nous montre que ce n’est pas uniquement l’industrie musicale qui se révolutionne, mais aussi toute l’industrie culturelle…et forcément celle de la mode n’y échappe pas. Là, encore, le cinéma du maître de l’animation a inspiré les créateurs. Notamment Levi’s dans une capsule dédiée à Princesse Mononoké, ou encore Loewe dans pas moins de trois collaborations avec le Studio autour du Voyage de Chihiro, Totoro et Le château ambulant (l’un des moins représenté et pourtant l’un des plus riche visuellement). Dans le prêt-à-porter ou la gamme du luxe, les rêves nekketsu (bouillant) de Miyazaki ont nourri ceux d’autres artistes. C’est une esthétique philosophique que les couturiers explorent dans leur vêtement : celle de la quête permanente de prendre de la hauteur, vers une meilleure version de soi-même. Celle qui hante encore aujourd’hui le cinéaste ; et tous ceux qui s’en inspirent.

Cette recherche de grandeur se voit dans tous ses films (à l’exception de Princesse Mononoké), puisque l’air est l’élément principal de son cinéma : Kiki, Porco Rosso, Nausicaä, Totoro, Le château dans le ciel, Jiro sont tous portés et transportés par le vent ou par l’idée de voler. Dans l’imaginaire commun, à juste titre, l’air est un élément de croyance positive. Le vent est un messager qui nous protège et nous guide. Lorsqu’il y a de l’orage dans l’air nous prévoyons de s’abriter, lorsque le brise annonce le printemps nous retrouvons le sourire, lorsque les voiles du bateau se gonflent, nous pouvons enfin avancer…et lorsqu’il entre dans nos poumons, nous vivons ! Dans sa philosophie, Miyazaki transmet un nindo (principe de vie) que tous les artistes hip-hop partagent. Et, plus encore, c’est un homme qui a su rester fidèle à son bushido, malgré de très nombreuses critiques et récalcitrances de son pays d’origine quant à son travail. Le rap et le parrain de l’animation nippone sont finalement les deux facettes d’une même pièce. Les rappeurs trouvent dans sa filmographie, l’équilibre qu’il manque pour tenter d’être juste ! Et cette œuvre cinématographique trouve dans le rap ce qu’il manque pour tenter d’être vivante. Car il ne faut pas oublier que pour qu’un rêve prenne vie, nous avons besoin qu’il batte dans le cœur de l’autre. Une réalité plus réelle que jamais car, Toshio Suzuki (producteur des Studios Ghibli) révèle dans une interview que Miyazaki a travaillé sur Le garçon et le héron pour son petit-fils afin de lui faire comprendre que "son grand-père part bientôt pour un autre monde mais laisse ce film derrière lui car il l'aime". Une dernière animation donc qui promet d’inspirer encore l’industrie musicale.

"Le garçon et le héron", en salle le 1er novembre prochain. 

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