INTERVIEW

Juliette Fievet : "Aujourd’hui, le mot ‘urbain’ signifie ‘contemporain’."

Publié le

12 mai 2025

"Si je devais décrire notre invité(e) du jour en une citation, je dirais…" que "les rêves donnent du travail", comme l’explicite l’un des romanciers et journalistes brésiliens les plus emblématiques Paulo Coelho. Une verve affutée, un discours précis, des punchlines musicales minutieusement choisies pour un portrait sur-mesure qui touche en plein cœur les artistes qu’elle reçoit dans son émission Légendes Urbaines sur RFI et France 24, Juliette Fievet a imposé sa signature. Consciencieuse et exigeante, c’est face à la page blanche qu’elle excelle pour imaginer les intros des actrices et acteurs de la culture urbaine qu’elle ancre au rang d’icônes contemporaines. Cette universaliste assumée qui, par le passé, a accompagné des stars de l’industrie musicale comme Sean Paul, Nelly Furtado ou Shaggy partage, avec bienveillance et fougue, les parcours de vie de ses invité(e)s. "Par nous, pour tous", elle trace sa course de fond, bercée par une profonde culture hip-hop, avec l’aspiration d’entretiens intemporels élevés par des valeurs de transmission et le choix de mots puissants. Auréolée de la distinction de l’Ordre de la Pléiade, au grade de Chevalier, en juillet prochain, la journaliste à la juste répartie pourra encourager les rêveurs persévérants à coup de "Tell 'em we don’t die, we multiply" ("untitled 03 05.28.2013.", Kendrick Lamar).

Juliette Fievet ©Jérôme Panconi

Juliette, si vous deviez vous présenter en quelques mots…

[Rires] Mais c’est très relou ! Aujourd’hui, je dirais journaliste, vecteur et viaduc… depuis toujours.

Vous animez votre propre émission Légendes Urbaines diffusée sur RFI et France 24 depuis 2018. Pouvez-vous nous raconter sa genèse ?

Légendes Urbaines, c’est un peu la somme de mes 20 ans de carrière dans l’industrie de la musique en tant que manageuse, productrice... Et ce constat du manque de visibilité médiatique, à un certain niveau, des rappeuses et des rappeurs, comparativement à des cinéastes ou autres artistes de genres musicaux différents. On a toujours tendance à les interviewer la veille d’un débat sur le voile, le lendemain d’un attentat… Sont-ils politologues ? Non. Il y a une méconnaissance du rap qui génère des interviews médiocres puisque le journaliste affaiblit son vocabulaire car il pense qu’il doit parler avec un français facile… Il y a une vision biaisée des musiques urbaines. Mon éducation et ma culture, c’est l’universalisme et c’est pour cela que je parlais de viaduc. Je fais une émission, par nous, parce que je sais de quoi je parle, et pour tous. Il ne s’agit pas d’être dans la démonstration et de prouver qu’on n’est pas si bêtes que ça… Mais de faire comprendre cette culture à celles et ceux qui n’ont pas d’empathie, ou qui n’ont pas les codes du rap, et pour qui cet univers peut sembler obscur par la tenue vestimentaire, le vocabulaire ou les clips... Je voulais montrer les actrices et acteurs de cette culture comme ils sont et les faire découvrir au plus grand nombre parce que c’est insensé de se dire que le rap est la musique la plus écoutée au monde, en France particulièrement, et qu’on connaisse aussi peu ses protagonistes. Étant dans ce game depuis des années, je me sentais légitime pour jouer ce rôle. Je souhaitais aussi que ça se passe sur un média généraliste et pas spécialisé hip-hop pour agir sur un terrain où les gens n’ont pas forcément les clés.

"Je fais une course de fond pour ancrer quelque chose d’intemporel et pour cela, je ne suis pas la tendance."

Est-ce que comme la Scred Connection, il y avait cette idée de n’être "Jamais dans la tendance, toujours dans la bonne direction" ?

C’est juste ! J’avais raconté cette anecdote où Laylow était venu me voir en disant : "Il est nul ton logo, c’est vieux, il faut le changer !". J’adore faire les choses Once Upon A Time (Il était une fois), j’aime l’idée du désuet et du générique intemporel. Il n’y a rien de novateur dans une émission d’entretien, on a tous tellement besoin de communication et d’échange entre être humain. Je ne suis pas dans ce besoin de hype ou de buzz, je fais une course de fond pour ancrer quelque chose d’intemporel et pour cela, je ne suis pas la tendance mais je suis convaincue d’être dans la bonne direction. Le projet se veut universaliste. Je sais que je fais des émissions qui peuvent être écoutées et regardées des années après leurs diffusions parce que je parle de parcours de vie.

Par le passé, vous avez accompagné des stars de l’industrie musicale : Sean Paul, Nelly Furtado, Shaggy… Aujourd’hui, vous comptez des grands noms du rap dans votre émission à l’instar de Booba, Kery James, Rim’K ou Lala &ce… mais aussi des noms de plus en plus ancrés comme Souffrance, Eesah Yasuke, Leys… Qu’est-ce qui retient votre attention chez un talent très médiatisé ou plus confidentiel pour le grand public ?

Je ne fais jamais d’artiste en développement car ce n’est pas la vocation de Légendes Urbaines. Comme son nom l’indique, il faut être une légende ou avoir imposé quelque chose dans sa carrière pour parler d’un parcours de vie. Les gens qui font des autobiographies alors qu’ils n’ont jamais fait grand-chose, ça me débecte. J’aime faire des émissions avec des personnes pour qui le chemin a été long mais qui existent. On peut croire que Souffrance ou Leys sont en développement mais pas du tout, ils ont de très longues carrières. Il m’arrive d’interviewer des jeunes qui ont 1 an ou 2 ans de carrière mais qui, par chance, font des Banger et des millions de streams. On peut considérer qu’ils sont devenus populaires ou légendaires donc je les interviewe, mais quand je compare avec l’histoire de Souffrance, et l’équipe de L’uZine, Furax Barbarossa, Davodka ou Leys, ce sont des gens qui ont plus de 10 ans de carrière avec des succès d’estime, un public et 50 à 60 dates par an. On n’est pas sur du buzz mais le rap est divers et varié et j’aime cette équité. J’aime autant interviewer IAM que Zola ou Leys, au même titre que je vais interviewer Booba. Tous ces gens font partie de la cartographie. C’est aussi ça la victoire du rap, tout comme dans le rock, il y a les Rapstar mais on n’oublie pas ceux qui font des courses de fond.

Vos invités sont éclectiques. Récemment, vous avez reçu le comédien Alex Lutz… Vous avez parlé hip-hop ? (ndlr, interview réalisée en mars dernier)

J’ai mis plus de 10 ans à avoir mon émission pour toutes les raisons que l’on connait : être une femme, venir du milieu du rap… Un cumul qui fait que tes interlocuteurs ne comprennent pas vraiment que tu puisses prétendre vouloir faire un Talkshow où tu invites des rappeurs au même titre qu’un auteur, un cinéaste, un politique, peu importe… Dans Légendes Urbaines, je ne parle pas de rap mais d’être humain donc que j’interviewe Alex Lutz ou un ingénieur en informatique, c’est la même chose car mon process est le même : tes forces, tes faiblesses, ton éducation, ta résilience, tes choix…  Ça frappe les gens quand je fais Alex Lutz mais quelle est la différence avec Omar Sy ou Claudia Tagbo ? Aucune et à la fois, on la connait ! Vous avez 3h ! Tout dépend de qui te pose la question à vrai dire. Tu la prends différemment en fonction de la personne de qui ça vient. Quand c’est toi qui me la poses, je le prends pas du tout de la même façon que quand c’est d’autres qui le font ! [Rires] On comprend parce que ça m’a valu beaucoup de questionnement d’autres parts ! Avec Alex Lutz, on a parlé de son amour pour les chevaux, de la première fois où ses parents ont été fiers de lui, s’ils l’ont encouragé, de mettre en scène, à 23 ans, des vieilles âmes comme Sylvie Joly ou de jouer dans Les Kaïra… Il est une légende urbaine car aujourd’hui, le mot "urbain" signifie "contemporain". Ça aurait pu s’appeler Légendes Contemporaines ! Bien sûr, interviewer Alex Lutz sur un art dans lequel il excelle et qu’on ne maîtrise pas forcément est un challenge mais pour ancrer la signature de Légendes Urbaines, je m’intéresse avant tout à son parcours. On a souvent voulu me mettre dans une case où j’interviewe uniquement des rappeurs, ce que je veux avant tout, c’est interviewer des gens exemplaires.

Ça parait fou d’entendre cela quand on voit la carrière que vous avez… Vous dites qu’il faut toujours prouver et que cela est un vrai challenge parfois...

J’ai toujours une peur énorme quand je me mets à écrire l’intro d’un artiste car je me demande ce que je vais pouvoir dire au bout de 250 intros ! C’est aussi ce besoin de bien cerner la personne. Je suis un profiler ! J’appelle le cousin, l’ami(e) d’enfance… ! [Rires] J’écoute tous les titres !

"Une citation est souvent plus révélatrice qu’une heure de discussion."

"Si je devais décrire notre invité(e) du jour en une citation, je dirais…" C’est la phrase culte de votre intro lorsque vous présentez votre invité(e). D’où vous est venue cette formule ?

J’adore les citations. Hier, j’ai fait une interview pour une page Instagram que j’adore qui s’appelle "Les Savoirs Inutiles", ça m’amuse car aucun savoir n’est inutile. Peut-être, le gossip, c’est nul ! J’adore savoir, par exemple, que "Lettre à Élise" devait s’appeler "Lettre à Thérèse" et que c’est parce que la partition était un peu abîmée qu’ils ont mal compris ! Mais que la go à qui elle était dédiée, c’était bien Thérèse ! [Rires] Il y a tellement de gens qui ont posé de belles choses sur cette planète, qui ont pensé des citations issues souvent de toute une vie d’expériences et de travail... Aujourd’hui, je regrette que tout le monde les remixe sans citer les sources. Une citation est souvent plus révélatrice qu’une heure de discussion.

L’intro des invité(e)s ne laisse jamais de marbre. Vous remontez le fil de leur parcours à coup de punchlines bien placées tirées de leurs titres musicaux. On ressent toute votre culture hip-hop et le travail journalistique. Racontez-nous les coulisses de votre préparation…

L’enfer, je suis en pyjama, en PLS chez moi ! Je modifie la V1, j’écoute tout, je me dis : "Quelle idée j’ai eu de faire cette intro !". Je mets trois jours à l’écrire alors que ce n’est pas un clip ! [Rires] Juste avec l’intro, je pourrais faire une interview ! Mais l’idée m’est venue parce que je parle à tellement de gens dans le monde, à travers RFI et France 24, et que j’interviewe des stars africaines qui remplissent des stades dans leurs pays, que c’est une manière d’ancrer une signature et de montrer à chacun à quel point j’ai travaillé pour ce moment. Cette introduction, c’est vraiment de la haute couture. Je switche entre lecture des bio, j’échange avec les proches, puis je pose mon texte, je reviens dessus… Je me suis mise dans une sauce très appréciée mais j’en rêve la nuit !

Souvent, les femmes dans la musique ou le cinéma racontent ces difficultés à se faire une place dans des milieux très masculins. Vous êtes une femme journaliste et animatrice à la tête de votre émission média dans le milieu du rap… Y a-t-il un double niveau de difficulté ?

Oui ! J’ai commencé à 18 ans, aujourd’hui j’ai 46 ans, et c’est peut-être que maintenant qu’on me donne un peu mes lettres de noblesse. Je n’ai jamais fait ça pour la reconnaissance et il ne faut pas le faire pour ça. Encore aujourd’hui, des gens négligent Légendes Urbaines alors que je fais, en moyenne, 100 fois plus de téléspectateurs et d’auditeurs que n’importe quelle autre émission française. C’est très dur et violent, les gens adorent faire des classements des Top etc… Ça ne m’intéresse pas parce que je ne suis pas en compétition, hormis avec moi-même. La violence vient souvent des gens qui sont ignorants, qui ne connaissent pas les stars que je reçois alors qu’ils font des Stade de France, il y a aussi ceux pour qui tu représentes un danger. Je suis pourtant très bonne camarade ! Je vais finir par élever des brebis dans le Larzac ! [Rires] Le jeu en vaut vraiment la chandelle quand tu as les artistes qui ont les larmes aux yeux, qui sont émus et touchés. Faire une interview, c’est donner beaucoup de choses, surtout aux artistes qui en ont besoin. C’est aussi donner beaucoup aux téléspectateurs gavés à coup de mauvaises nouvelles.  

"Une femme au pouvoir est forcément 100% fois plus compétente, tout comme une rappeuse dont on connait le nom ou qu’on écoute."

On parle beaucoup de sororité aujourd’hui. Existe-t-elle vraiment dans la culture hip-hop selon vous ?

Non, malheureusement. C’est encore un concept. Sur les réseaux, je suis très suivie par des hommes qui pourraient être mes petits frères ou des potes mais par très peu de femmes, qui pourtant écoutent beaucoup de rap ou sont présentes aux concerts. Je suis un personnage plutôt neutre en plus car la star, c’est mon invité. J’ai plutôt l’image de la grande sœur. On est dans une société où l’on veut que les choses changent et que hommes se déconstruisent et c’est très bien, mais bien évidemment, il faut arrêter aussi avec cette rivalité féminine. Je trouve ça triste car beaucoup de femmes soient misogynes, tout autant que les hommes et beaucoup d’entre elles refusent d’assumer leurs responsabilités. Aujourd’hui, il n’y a aucune rappeuse connue qui n’a pas de niveau, par contre, on peut tous écouter des rappeurs pas hyper bons. Dans la verve de Françoise Giroud, il n’y aura plus de lutte pour le féminisme le jour où je verrai une femme incompétente. Une femme au pouvoir est forcément 100% fois plus compétente, tout comme une rappeuse dont on connait le nom ou qu’on écoute. Il n’y a pas très longtemps, j’ai fait une émission avec quatre journalistes noires que j’admire à qui j’ai demandé de mettre en avant, à leur tour, d’autres femmes qui font des choses formidables. C’est ça aussi cette journée mondiale de lutte pour les droits des femmes. J’aime me battre pour et pas contre. Il y a beaucoup de postures et pas beaucoup d’actions mais les choses avancent et évoluent.

Vous avez reçu l’annonce d’une distinction prestigieuse : l’Ordre de la Pléiade, au grade de Chevalier pour votre émission Légendes Urbaines diffusée sur RFI et France 24, dont vous serez décorée en juillet prochain. Quelle a été votre émotion première ?

J’étais dubitative par ce que c’était dingue ! Je n’ai pas tendance à l’auto satisfaction ni à la confiance en moi donc j’étais émue, et surtout de la réaction de ma maman. C’est une récompense de tous les efforts accomplis par des parlementaires qui saluent ton travail. L’Ordre de la Pléiade a été attribué à des personnes comme Léopold Sédar Senghor, Bernard Pivot… Aucune personne issue des musiques urbaines ne l’a reçu donc c’est vraiment la classe ! C’est une victoire collégiale.

"J’esquive l’ego, la petitesse d’âme, l’individualisme et la médiocrité."

Une distinction qui a salué votre manière singulière, "créative et profonde" de présenter vos invités mais aussi de valoriser "la grandeur de la langue française". Est-ce un des plus beaux compliments que l’on vous a fait ?

Ça tue ! Il y a peut-être 5 ans, j’avais proposé à des journalistes d’un site musical d’écrire pour eux car ils reprenaient souvent mes émissions pour en faire des papiers. Ils m’ont dit que pour écrire sur leur site, il fallait un vocabulaire assez soutenu pour pouvoir parler à un public généraliste… Quand on se prend tellement de fois ce genre d’affront, on est tellement déstabilisée et réagir à hauteur de leur violence, c’est ce qu’ils attendent de toi… On m’a demandé si dans le rap on disait "Ziva" pour dire "Bonjour" ou même si j’écrivais mes textes… Quand on m’a décerné ce titre, j’ai vu des gens grincer des dents et dire que c’est politique…

Juliette Fievet ©Anthony Ravera

Y a-t-il des artistes que vous rêveriez d’interviewer ?

Oui, trois personnes dans trois univers différents. J’aimerais interviewer Burna Boy qui est le descendant de Fela Kuti et une montagne artistique, aussi Ricky Gervais que j’adore. Cet humoriste me touche, aussi bien avec The Office, parce qu’à la base c’est lui, mais aussi dans Derek ou After Life où il est hilarant, ou dans ses présentations aux Golden Globes. Enfin, Christopher Nolan car je suis fascinée par Inception ou Interstellar, qu’il a des zones très spirituelles dont on peut lire les signes et puis, il est magistral.

Si vous deviez décrire ce qu’il faut esquiver aujourd’hui dans la culture urbaine ?

J’esquive l’ego, la petitesse d’âme, l’individualisme et la médiocrité. Ce besoin d’être bankable en dépit de l’intérêt général et ce manque de volonté d’essayer de s’élever et de curiosité intellectuelle.

Que peut-on vous souhaiter ? Et à Légendes Urbaines ?

Longue vie à Légendes Urbaines car je n’ai pas dit mon dernier mot et j’aimerais interviewer plein de légendes urbaines qui ne sont pas forcément celles qu’on attend. Me concernant, on peut me souhaiter d’avoir le sentiment d’être utile, de faire quelque chose de ma vie et d’y trouver du bonheur le plus possible.

Retrouvez Juliette Fievet dans l’émission "Légendes Urbaines" sur RFI et France 24.

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