INTERVIEW

Jonathan Anguelov : "Je me donne la mission de révolutionner l’hôtellerie de demain."

Publié le

8 novembre 2023

On envie souvent la réussite des autres sans en mesurer la difficulté du parcours. Il en est pourtant des plus tortueux qui forcent au dépassement de soi et à l’envie irrépressible de se projeter, voire de se relever, dans une sphère ambitieuse mais endurante. À 37 ans, avec résilience et détermination, l’entrepreneur Jonathan Anguelov a particulièrement bien performé dans les affaires. Fondateur de la société de téléphonie d’entreprise Aircall, créée en 2014, le trentenaire a récemment refusé une proposition de rachat de près d’un milliard de dollars. Porté par une soif de liberté, le goût du challenge et sa passion pour l’immobilier, il se lance aujourd’hui dans le lifestyle, avec son premier hôtel Maison Barbès (Paris XVIIIe), et un objectif en tête : transformer des hôtels populaires en 4 étoiles accessibles. Rencontre avec un businessman expansif aux aspirations passionnées et salvatrices.

Jonathan Anguelov à Maison Boétie ©Jean Picon

C’est en fin de semaine, et en fin de journée, dans les bureaux d’Aguesseau Capital, nichés au cœur du 8e arrondissement de Paris, que le rendez-vous est donné avec le chef d’entreprise. A 18h, la journée est loin d’être terminée pour "l’oiseau de nuit", comme il aime se qualifier. Quoiqu’il en soit, petit à petit, l’oiseau a bien fait son nid. Les équipes sont présentes dans l’office haussmannien, où règne une ambiance start-up plutôt "chill", à l’image de son créateur, au "casual look black normcore" qui propose de partager un coca-cola durant l’entretien. Simplicité oblige pour une interview riche en introspection.

En 2014, vous lancez Aircall avec votre associé. Parlez-nous de la genèse de ce projet…

Nous sommes partis du principe qu’il y avait un problème dans la téléphonie d’entreprise, notamment à cette période-là. L’information échangée par téléphone disparaissait immédiatement au moment de le raccrocher. C’était aussi très compliqué de la retrouver via les appels enregistrés. Sur Whatsapp ou Skype, il y avait déjà cette possibilité de poser sa voix. Nous avons donc voulu simplifier tout cela pour l’appliquer à la téléphonie. On a pensé à un pur logiciel, très simple, pour recevoir ou passer les appels, depuis son ordinateur personnel ou professionnel, ou de son smartphone. Finalement, Aircall, c’est la téléphonie d’une entreprise version cloud. Ce qui marquait la différence avec les outils déjà existants, c’était la capacité d’Aircall à améliorer et à personnaliser la relation client, tout en s’insérant dans les outils de l’entreprise. Il y avait aussi cette idée de digitaliser la téléphonie, même s’il y a eu pas mal de bugs au début. C’était quand même l’enfer, il faut le dire ! Ça n’a pas du tout fonctionné comme on l’avait imaginé mais, malgré tout, on avait une croissance effrénée, avec quasiment un million de chiffre d’affaires en un an. C’est arrivé très vite car le besoin des entreprises, de soigner leurs relations clients et d’améliorer la productivité de leurs équipes, était présent. La difficulté se trouvait vraiment au niveau de la puissance de notre produit puisque l’appel se faisait via internet pour finir sur Aircall, ce qui était précurseur à l’époque. Après quatre ou cinq années difficiles faites de nombreuses recherches, et après s’être bien battus, tous les problèmes ont été réglés fin 2017-début 2018. Je m’en souviens très bien car cela coïncide quasiment avec le décès de ma mère… Nous avions un chiffre d’affaires entre 10 et 15 millions qui est passé par la suite à plus de 150 millions à une vitesse effrénée avec un produit innovant, de nouvelles fonctionnalités, de l’intelligence artificielle à appliquer à la voix etc…

Vous avez eu une offre de rachat de votre société à 850 millions d’euros et vous avez décliné… Pourquoi on refuse une telle proposition ?

C’était en 2021 et nous avons refusé pour plusieurs raisons ! Nous avons une mission : créer la téléphonie de demain. Nous ne voulions pas vendre à ce moment-là et rentrer dans un gros groupe qui allait potentiellement faire des choses ou créer des synergies que nous n’aurions pas voulu. Nous ne souhaitions pas freiner nos ambitions et notre aventure.  Avec mon associé, on s’est quand même interrogés, c’est normal ! Vu la somme, je pouvais repartir au soleil mais je ne suis pas que "driver" par l’argent, ni mon associé. Ce que j’aime, c’est créer quelque chose de différent et surtout d’être chez moi. Avec nos investisseurs, qui étaient assez partants, on s’est tout de même dits qu’on pourrait aller chercher plus loin.

"Dans la vie, je pense que c’est important de choisir la voie où l’on pense être le meilleur et qui nous plaît pour y aller à fond."

Cela rompt totalement avec l’idée que l’on peut se faire d’un entrepreneur, happé par l’argent…

Oui, nous, ce n’est pas ça ! D’ailleurs, si nous avions vendu, nous aurions été la boîte vendue la plus chère de l’histoire "dans la tech", "de moins de 10 ans", qui rentre dans tout ce genre de critères spécifiques... Je ne regrette pas une seconde car depuis on a encore triplé le chiffre d’affaires. La croissance continue et Aircall vaudra, un jour, 10 milliards.

Il y avait aussi cette idée de révolutionner la téléphonie d’entreprise dans le monde. Vous avez dit que vous n’aviez accompli que "10% de votre vision du produit". Qu’ambitionnez-vous pour les autres 90% ?!

On n’a pas encore beaucoup travaillé sur l’intelligence artificielle. On l’a en tête depuis 2019, donc bien avant la mode ChatGPT. Ça a mis plus de temps que prévu. Par exemple, il y avait cette idée, à la fin d’un appel, de pouvoir retranscrire tout ce qui s’est dit ou les points importants ou les moments-clés ou les phrases intéressantes. On peut aussi aller plus loin. Imagine, si après notre entretien, tu souhaites retrouver un moment où je t’ai parlé "d’entreprise cotée en bourse", par exemple, ce serait un pas de géant. La mission, c’est cela, de construire ce produit révolutionnaire. Il faut savoir que les boîtes travaillent d’une manière archaïque avec le téléphone. C’est comme si je te disais : "Arrête d’utiliser un smartphone, tu vas prendre un Nokia 3310 à l’ancienne".

Maison Boétie ©Jean Picon

Mais cette tendance revient, les gens sont nostalgiques… !

Ils sont nostalgiques mais est-ce que beaucoup peuvent se passer de leurs réseaux sociaux, de leurs iPhones, ou de leurs GPS ?! Personnellement, c’est mon cas concernant les réseaux sociaux. J’ai même payé une application pour m’empêcher d’y aller avant 18h ! Instagram et TikTok, c’est aujourd’hui un peu l’équivalent de la télé-poubelle d’il y a 20 ans… C’est même assez grave pour la génération à venir.

"Je suis toujours inspiré par ce que je ne suis pas."

Dernièrement, la série Tapie a très marché bien sur Netflix. C’est un parcours ou un état d’esprit qui ont pu vous inspirer ?

Beaucoup de gens sont inspirés par lui mais, moi, je suis un peu plus mitigé. C’était une personne formidable avec une carrière incroyable mais en regardant son parcours, que j’ai découvert à travers la série, je me suis demandé s'il n'était peut-être pas allé dans trop de directions différentes. Je trouve impressionnant tout ce qu'il a essayé de faire et c'est malheureux que ça se soit terminé ainsi... Dans la vie, je pense que c’est important de choisir la voie où l’on pense être le meilleur et faire chaque chose les unes après les autres. Évidemment, je n'ai pas appliqué ça à moi-même, c'est sûrement le paradoxe de l'être humain que je suis.

Vous parlez "d’éparpillement" mais vous étiez dans la téléphonie, et maintenant, vous passez à l’immobilier, au lifestyle…

C’est juste un changement en 10 ans ! Et j’ai commencé dans l’immobilier dès mes 18 ans, seul, avec des chambres de bonnes. Ce n’est pas être éparpillé de faire deux choses en parallèle mais je ne sais pas si, un jour, j’en ferai plus… ! Je pense juste, pour en revenir à Bernard Tapie, qu’il a fait beaucoup trop de choses. Je suis très inspiré par des gens qui restent des années à leur poste, comme Bill Gates, président de Microsoft depuis plus de 40 ans … ! Je sais que je suis beaucoup plus Tapie, au fond, que Gates mais je suis toujours inspiré par ce que je ne suis pas.

Jonathan Anguelov à Maison Boétie ©Jean Picon

Votre parcours personnel a influencé cette envie créative : celle de voir grand ?

Bien sûr. Je pense que je suis un des rares fondateurs de la French Tech issue d’une famille pauvre, immigrée, qui a grandi en famille d’accueil et en foyer, le temps que je m’émancipe vraiment, et avant que je me mette en coloc’ avec mon meilleur ami, Gaëtan, qui est aussi mon associé chez Aguesseau Capital. J’ai vécu des vraies cassures. A 12 ans, je prenais mon petit-déjeuner et des huissiers sont venus chez moi et m’ont dit que je ne reverrai pas ma mère les trois semaines à venir, que je serai placé en famille d’accueil, que je n’irai pas à l’école ce matin-là… C’est un vrai choc mental qu’on ne ressent pas sur le coup parce que la beauté de la jeunesse, c’est que l’on passe au-dessus de beaucoup de choses. Je peux te parler de plein de moments comme cela… Je reste très proche de la rue, de la pauvreté, des associations, de l’aide sociale à l’enfance pour pouvoir aider mon prochain. C’est très difficile de monter quand tu viens d’un milieu défavorisé. En revanche, c’est possible. Si je peux accompagner des gens ambitieux, je le fais. Quand tu perds tout, tu te dis que tu ne veux plus le revivre donc ta seule manière d’y parvenir, c’est de réussir en allant toujours plus haut et plus loin. Pour moi, ça a toujours été inenvisageable d’être salarié et de ne pas avoir mon propre business. J’ai pris des risques tôt, mais quand tu n’as rien à la base, tu n’as rien à perdre.

Où trouve-t-on les ressources quand on se lance si jeune ?

Tu veux juste sortir du trou dans lequel tu t’es retrouvé. Tu ne veux pas être le garçon différent. J’ai grandi dans le 15e-16e arrondissement de Paris, dans un environnement bourgeois, et du jour au lendemain, on ne me regarde plus, on ne me parle plus, je suis le banlieusard… Je me dis que je ne veux pas être catégorisé. J’avais beaucoup d’étiquettes collées sur moi par ce que ma mère ne savait pas parler français, ni écrire, par exemple. Je voulais aller plus loin, plus haut, plus fort. Souvent, on se moquait de moi parce qu’on me prenait pour un rêveur ou un mythomane ! On a tout saisi à ma mère et la seule chose qu’on lui a laissé, c’est son appartement. Je me suis beaucoup intéressé à l’immobilier, parce qu’il y a aussi quelque chose de rassurant à avoir de la pierre.  

"Je me donne la mission de révolutionner l’hôtellerie de demain."

Aujourd’hui, l’esprit d’entreprenariat est hyper valorisé sur les réseaux sociaux, par exemple, avec tout un tas de citations ou de mindsets. Quel(s) serai(en)t le(s) votre(s) ?

Il y a beaucoup de conneries ! [Rires] Il y a une phrase qui résonne en moi : "On n’échoue jamais, on apprend". J’aime beaucoup parce ça se passe comme ça dans la vraie vie, quand tu montes une boîte. Je dis souvent aussi que : "Le futur t’appartient, c’est à toi de l’écrire". Les gens ont tendance à personnifier le futur alors qu’ils se posent eux-mêmes leurs propres limites.

Après, attention à toutes les escroqueries liées aux NFT, à la crypto monnaie… Ça m’attriste car on crée une génération de jeunes qui pense qu’on s’enrichit facilement avec le discours de certains influenceurs… Tu ne peux pas réussir sans travailler beaucoup, beaucoup, beaucoup… Sur les réseaux, on véhicule la notion d’argent mais pas de travail. Aujourd’hui, on crée une boîte pour devenir riche. Il n’y a pas que ça. Ces dix dernières années, j’avais l’impression de rejoindre mes potes au bureau, et ça, c’est agréable !

Maison Barbès

Dorénavant, vous poursuivez à plein temps dans l’immobilier avec votre société Aguesseau Capital. Cela rejoint l’idée de "bâtir", un des sens premiers du terme "entrepreneur". Vous vous considérez comme un bâtisseur ?

Complètement. C’est pour cela que la plupart de l’immobilier que j’achète, je le garde. Je construis le futur. Je crée mon futur. J’ai toujours été amoureux des pierres, de l’architecture, ça me passionne. En 2018, avec mon associé, nous avons vendu tous les biens achetés ces dix dernières années pour acheter un hôtel avec l’ambition d’en faire le premier hôtel quatre étoiles de Barbès. Là, j’ai l’impression d’avoir construit quelque chose. Je me donne la mission de révolutionner l’hôtellerie de demain, c’est-à-dire de rendre des hôtels quatre étoiles accessibles et sympas. Ainsi, je revalorise des hôtels une étoile, en quatre étoiles, ce qui est très rare. Mais je souhaite aussi repenser le bâtiment en lui redonnant ses lettres de noblesse. J’aimerais rénover le patrimoine parisien car le respect de l’environnement et des énergies est fondamental. Typiquement, à Maison Barbès, on a récupéré la pierre haussmannienne d’époque, par exemple. Ce sont des gestes qui comptent pour moi.

L’immobilier, c’est votre rêve ultime d’entrepreneur ?

Oui, c’est un rêve de gosse. Dans ma vie personnelle, ma passion, c’est l’immobilier. Aujourd’hui, Aircall est suffisamment grand pour voler de ses propres ailes et je peux me consacrer à ma passion personnelle qui est aussi professionnelle. Quand je visite un immeuble, j’ai des yeux d’enfant et ma mère me disait toujours : "Quand tu marches dans la rue, tu as toujours les yeux en l’air !". C’est vrai que je regarde toujours les toits, les fenêtres…

"J’aimerais réussir à créer une expérience hôtelière dans laquelle la personne se sent encore mieux que chez elle."

Et côté lifestyle ! Vous allez vers l’hôtellerie avec la Maison Barbès ou La Boétie, lieu d’exception au style rétro-futuriste…

Oui, il y a aussi la Maison du Moulin Vert qui ouvre bientôt…

Y a-t-il une ambition empirique à la "Paris Society" ?

Évidemment, j’aimerais avoir 50 hôtels dans 10 ans et offrir une même sensation dans chaque endroit.

Comment fait-on un hôtel quatre étoiles accessible ?

On se creuse la tête ! On repense les matériaux, on fabrique plus de choses et on se rend compte que c’est faisable. On travaille avec une même entreprise depuis des années, ce qui nous aide à avoir de très bons prix, tout comme pour les fournisseurs… On ne repart pas de zéro à chaque fois. On est capable de passer d’un hôtel bas de gamme à un très beau petit cocon en l’espace de 12 mois. Et ça, c’est rare. Aujourd’hui, je suis fier de dire que nous avons un quatre étoiles dans un quartier populaire où tout le monde nous a ri au nez quand on a acheté. Paris se gentrifie, donc Barbès aussi !

Jonathan Anguelov à Maison Boétie ©Jean Picon

Quelle est votre vision de l’art de vivre ?

Ma vision, c’est de se sentir chez soi partout dans le monde. J’aimerais réussir à créer une expérience hôtelière dans laquelle la personne se sent encore mieux que chez elle. Ma clientèle, ce serait CSP moyen à +, qui aurait la même sensation que chez eux, voire mieux. L’importance de se créer un cocon vient de mon passé. En foyer, je partageais une chambre, et je côtoyais les cafards, j’en avais même sur mes vêtements et je passais mon temps à faire des machines à laver. J’ai eu besoin, quand j’ai eu mon premier appart’, de me recréer un cocon propre. C’est vraiment le terme de "cocon" qui convient car je veux que les gens se sentent parfaitement bien.

Qu’est-ce qui retient votre attention quand vous découvrez un lieu ?

L’architecture, l’odeur et les lumières.

Il y a des architectes avec qui vous rêveriez de collaborer ?

Nous sommes une petite structure et on ne peut pas se permettre les gros architectes mais évidemment Philippe Starck, pour comprendre comment il pense ses lieux et voir jusqu’où on peut pousser l’extrême dans la réalisation d’un lieu. Au-delà de cela, j’aime travailler avec des architectes plutôt jeunes et moins normés, donc plus créatifs. Nous avons notamment été accompagnés par AMV Studio pour la partie architecture.

Dans quel domaine vous voyez-vous dans 10 ans ?

Toujours dans l’hôtellerie, l’immobilier mais je vais aussi commencer à faire des conférences dans des écoles, des ZEP, j’en ai fait d’ailleurs durant mon parcours scolaire. J’aimerais aider les gens à sortir de leur situation et leur donner l’espoir et l’envie d’y croire. Je me suis élevé seul et Noël a toujours été une période difficile, ça fait des années que je distribue des repas car la solitude, c’est ce qu’il y a de plus triste. J’ai eu faim dans ma vie car j’ai manqué, et cela est resté en moi. Et je ne veux pas que ça parte pour toujours garder les pieds au sol. La réussite, c’est cool, mais il n’y a pas que ça dans la vie.

No items found.
No items found.
No items found.

Plus d'articles