STYLE
En 2025, Edward Enninful surprend le monde de la mode et des médias en lançant EE72, une entreprise éditoriale indépendante qui porte ses initiales et son année de naissance. À la fois média, studio créatif et incubateur culturel, ce projet marque une rupture avec les formats traditionnels. EE72 se veut un espace de narration libre, transdisciplinaire, où l’image, le texte et la voix s’entrelacent pour raconter le monde autrement. Premier jalon de cette aventure, EE72 Magazine choisit l’imprimé – un geste audacieux à l’heure du tout-digital. La première couverture, consacrée à Julia Roberts, assume une esthétique intemporelle et consciente, loin des effets de mode. Aux côtés de sa sœur Akua Enninful, CEO de la structure, Edward réunit une équipe de haut vol : Sarah Harris, Simone Oliver et d’autres figures issues de la presse, du digital et de la création visuelle. Ensemble, ils imaginent un média ancré dans l’empathie et l’innovation, loin des logiques de masse et des algorithmes. EE72 n’est pas un magazine de plus : c’est une tentative de ré enchanter le récit visuel.
Pour comprendre la portée de ce projet, il faut revenir sur le parcours singulier de son fondateur. Né en 1972 à Accra, au Ghana, Edward Enninful arrive à Londres à l’adolescence, fuyant avec sa famille les troubles politiques. Il grandit dans le quartier de Ladbroke Grove, espace multiculturel et vibrant, où il développe très tôt un regard affûté sur les styles et les récits. Sa mère, couturière, lui transmet le goût du tissu et de la coupe, mais c’est dans la rue qu’il apprend à lire les signes de l’époque. À 16 ans, repéré dans un train par le styliste Simon Foxton, il débute comme mannequin avant de passer derrière les coulisses. À seulement 18 ans, il devient le plus jeune directeur de la mode du magazine i-D, publication culte qui célèbre les contre-cultures. Déjà, il impose une vision : la mode n’est pas décorative, elle est politique.
Son ascension se poursuit dans les plus grandes rédactions : Vogue Italia, American Vogue, W Magazine. Il collabore avec les photographes les plus influents — Steven Meisel, Mert & Marcus, Tim Walker — et signe des numéros devenus références. En 2008, il orchestre pour Vogue Italia le fameux « Black Issue », intégralement consacré à des mannequins noires. Ce geste éditorial, esthétique et militant, fait date. Enninful devient alors une voix capable de déplacer les lignes dans une industrie frileuse. En 2017, il est nommé rédacteur en chef de British Vogue, devenant le premier homme noir à diriger l’édition britannique. Il succède à Alexandra Shulman et imprime une rupture immédiate. Sous sa direction, le magazine s’ouvre à des visages longtemps invisibilisés : Adwoa Aboah, Rihanna, Naomi Campbell, mais aussi Greta Thunberg ou des activistes LGBTQ+. Le message est clair : la beauté n’est plus un canon unique, elle devient plurielle, engagée, vivante. Ses choix éditoriaux suscitent parfois des critiques — certains l’accusent d’élitisme ou de transformer le magazine en tribune politique — mais ils confirment surtout son rôle de pionnier.
En quittant Condé Nast en 2023, Enninful décide de créer son propre espace, affranchi des contraintes institutionnelles. EE72 est pensé comme un laboratoire éditorial, où esthétique et conscience s’entrelacent. Dans un paysage médiatique saturé, il mise sur la lenteur et la profondeur. Chaque numéro de EE72 Magazine est conçu comme une œuvre complète : photographies, essais, entretiens et portfolios visuels s’y répondent. Le premier numéro, par exemple, consacre un dossier à la mémoire des archives coloniales dans la mode, tandis qu’un entretien avec l’artiste Zanele Muholi interroge les représentations queer en Afrique. Ces choix éditoriaux montrent la volonté de complexité et de nuance. Mais le pari reste risqué : miser sur le print dans une économie dominée par le digital est un acte de foi plus qu’une garantie de viabilité.
Ce qui distingue Enninful, c’est sa capacité à faire dialoguer les mondes. Il ne cloisonne pas la mode : il l’ouvre à la politique, à la musique, à la mémoire. Les vêtements deviennent des récits sur nos identités et nos luttes. EE72 se présente comme une constellation : un magazine, une plateforme, des formats multiples — mais une seule ambition, redonner du sens à l’image. Dans un monde gouverné par les algorithmes, Enninful choisit la lenteur et la responsabilité. Il croit encore à la matérialité du papier, à la force d’un visuel qui ne se contente pas de séduire, mais qui interroge.
Aujourd’hui, Edward Enninful n’est plus seulement un styliste, un directeur artistique ou un éditeur. Il est un architecte de récits, un bâtisseur de ponts entre les cultures. EE72 incarne cette génération de leaders culturels capables de penser le monde autrement — avec audace, nuance et élégance. Reste à voir si ce manifeste trouvera son public au-delà du cercle des initiés. Peut-être faudrait-il résumer son parcours ainsi : Edward Enninful ne suit pas les modes — il les transforme en mouvements.