LES PLUMES

De Sartre à Jeff Buckley, il n’y a qu’un être

Publié le

10 octobre 2022

Vecteur de découverte de l'être humain, la musique est un sujet brûlant pour Georges Hein, auteur de nombreux articles sur le sujet et créateur de vidéos sous le nom de "GeorgesM". Pour S-quive, il propose une approche sartienne de Grace, l'unique album studio du (feu) chanteur et guitariste américain Jeff Buckley, sorti en août 1994. Poétique et enivrante, sa plume aborde l'évidence d'être. Place à la communion.

Sartre
Jean-Paul Sartre via Wikimedia Commons

Depuis la rentrée, l’actualité brûle à nouveau autant que l’Amazonie. Le réchauffement climatique inquiète le monde jusqu’au prochain but de son équipe. Dans l’ardeur effervescente de l’automne qui se profile, j’aimerais savoir si la musique a encore une place pour élever le cœur de l’Homme vers les braises qui fondent son cœur. L’éternité n’appartient qu’au temps, alors pourquoi souffler sur un tas éteint au prétexte du progrès ? Ces temps-ci je suis nostalgique d’airs nouveaux. Je cherche à réentendre les flammes de ma jeunesse, car il semble manquer à l’esprit commun d’aujourd’hui une étincelle fondamentale : l’évidence d’être. Pour ça j’ai cherché un album unique qui a lui-seul impulsera à ces cendres sa pulsation des premiers temps. C’est pourquoi nous allons écouter ensemble : Grace de Jeff Buckley.

"Pendant que tous ces messieurs laids jouent leurs jeux insensés"

Jeff Buckley n’est pas une légende du rock. Pas plus qu’une des dernières icônes de la musique. Pas plus qu’un artiste mort prématurément. Pas plus encore qu’une voix jamais égalée. Mais surtout il n’est rien des superlatifs que nous lui prêtons depuis 25 ans. Jeff Buckley c’est un Homme. Cet artiste a trouvé dans la musique ce qui lui manquait pour devenir. Et surtout, il a chanté pour continuer à devenir ce qu’il voulait être. Irrémédiablement, inévitablement et fatalement les artistes recherchent l’état d’extase dans l’art par héritage, par pédanterie ou par présomption. J’ai toujours été agacé de cette démarche qui rend inaccessible l’être derrière les sons. C’est comme essayer de se faire comprendre dans une langue inconnue, on pourra gesticuler et faire toutes les plus belles notes…on ne sera jamais vraiment entendu !

Dans Grace je n’ai pas uniquement retrouvé une musique que j’aime, ni même un esprit qui m’a fondé, ni même la force du cœur qui m’a toujours inspiré. Dans le rock du guitariste je retrouve l’évidence. Michka Assayas (auteur du Dictionnaire du rock) dit dans une interview pour le magazine Rolling Stones "Quand (Jeff Buckley) s’est mis à chanter, tout a changé". Ce n'est pas exactement ce qu'il se passe lorsqu’on écoute le californien. Cette impression s’explique par le fait que, le fils de Tim Buckley nous renvoie à une sensation ressentie il y a si longtemps qu’on pense découvrir une partie de soi inconnue jusqu’à présent.

Cet album, c’est comme l’arrivée d’un enfant ou l’annonce d’une maladie : lorsque vous entendez la nouvelle tout votre être palpite à tout rompre au cœur de vous.

Rappelez-vous la douceur de votre enfance. Celle d’un été aux couleurs grenadine ou menthe à l’eau, celle d’un hiver qui givrait vos mains en roulant le bonhomme de neige, celle d’un automne pluvieux rempli de boue dans les bottes, celle d’un printemps où vous chassiez les œufs que ce farceur de lapin avait caché. A cette époque vous viviez sans vous poser de questions. Rappelez-vous l’insolence de votre adolescence. Celle où tel artiste était assurément le meilleur de tous les temps. Celle où n’importe quel avenir était pour vous. Celle où ce pantalon était sans aucun doute le plus stylé de votre armoire. Celle où vous aimiez sans crainte. A cette époque vous vous battiez pour trouver les réponses à vos questions.

Je vous parle d’un temps que l’adulte oublie avec l’âge. D’un temps que la société a préféré rendre vintage. D’un temps que l'on dit perdu pour toujours, alors qu’il suffit de le vivre. Et aujourd’hui, vous avez abandonné vos questions et vos réponses. Dans cette inertie, tournant comme un roulement à bille, sort le 24 août 1994 l’unique Grace de Scottie ! Cet album, c’est comme l’arrivée d’un enfant ou l’annonce d’une maladie : lorsque vous entendez la nouvelle tout votre être palpite à tout rompre au cœur de vous.

"Il y a un horizon rouge flamboyant qui crie nos noms"

Dans L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre pense que ce qui nous manque n’est pas tel ou tel objet, c’est tout simplement l’être. Aussi, le projet fondamental de l’Homme est "être en-soi-pour-soi". Autrement dit, ce qu’on cherche désespérément dans notre consumérisme boulimique, c’est l’exacte place entre la société et soi. A la frontière entre le matériel nécessaire à la vie de notre corps, l’immatériel impératif à la vie notre esprit et le sentiment humanisant d’être dans nos tripes. Cette quête, c’est l’inexplicable horizon que vous visez dans vos rêves d’enfant. Vous l’entendez dans les chansons qui vous font rire, pleurer, aimer, haïr…être vous-même. Vous la ressentez dans l’œuvre de Jeff Buckley plus que nulle autre.

La musique ne peut pas changer les choses, dit-on. Dans ce cas, allez (ré)écouter Grace de Jeff Buckley. N’avez-vous jamais éprouvé une chanson qui a bouleversé votre quotidien, à l'instar d'un livre ou d'un film ? Cette musique sur laquelle vous vous êtes lancé au plus profond de vous-même ? Une mélodie qui continue de vous faire, et que vous léguerez à ceux qui restent au bout du chemin.

On oublie de plus en plus que pour vivre il faut être, et pour être il faut vivre pour soi et en soi.

La musique n’appartient qu’à l’Homme. Car seul lui y mettra du sens (commun ou individuel) pour se définir à travers elle. Il existe autant de mélodies qui vous font naitre à vous-même qu’au reste du monde. Mais le seul opus que constitue Grace a cette particularité de vous faire naître à ce Tout que l'on nomme "Humanité". Le sentiment atomiste d’être en soi lié à tous et la certitude la plus moléculaire d’être lié à soi pour soi.

Dans un internet, qui nous hyper-connecte comme une chaine nébulaire, tellement influencé par l’auto-centration qu’on danse dans la rue sans faire attention au passant ; quel cynisme de constater la condamnation de l’évidence humaine qu’est de trouver un horizon des évènements dans "être" à nouveau. Le progrès n’a rien de normal lorsqu’il aliénise votre identité. La volonté de toujours plus nous relier dans un amas Otomoien nucléarise ce que nous sommes. On oublie de plus en plus que pour vivre il faut être, et pour être il faut vivre pour soi et en soi.

On tente de vivre dans l’étouffement de draps que la masse pose sur nos têtes. Mais être n’est pas un rapport à l’autre. Jeff Buckley chantait pour lui. Car c’est ainsi qu’il se sentait être. Dans sa musique il 'est'.

Grace est l’album d’un quelqu’un a su rester dans l’évidence de vivre ce qu’il est. Voilà pourquoi il faut écouter Jeff Buckley. Il a livré à nous tous une étincelle d’une beauté magnifique. Mais au-delà, il nous chante ce qui maintiendra et préservera la flamme qui manque de s’éteindre parfois avec les choix que nous faisons 25 ans après sa disparition. Dans les cendres de l’histoire, il est triste de voir à quel point on piétine l’être qui fait brûler le cœur de chacun. On tente de vivre dans l’étouffement de draps que la masse pose sur nos têtes. Mais être n’est pas un rapport à l’autre. Jeff Buckley chantait pour lui. Car c’est ainsi qu’il se sentait être. Dans sa musique il "est".

Dans l’horizon ondulant par la chaleur rougeoyante se trouve ce que vous et moi oublions parfois dans la desservitude d’autrui. Cette idée qu’il est normal d’être en soi et pour soi. Il y a des années un ami m’a maintenu dans mon être en me faisant redécouvrir cet immanquable de la musique. Et c’est sous le regard de ce qu’il "est", que j’aimerais préserver par mes mots votre être à mon tour. Belle musique à vous.

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