RIVE GAUCHE

Benjamine Weill, philosophe experte du rap : "Cette question de la légitimité, on l’a posée dès le départ."

Publié le

14 juin 2023

"Pour l’amour du rap", l'auteure Benjamine Weill propose un nouvel ouvrage intitulé A qui profite le sale : sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français chez Payot. Elle y questionne la culture rap sous un prisme jusqu’alors inédit : celui d’un objet intersectionnel par excellence. Philosophe de formation et amatrice de rap depuis son adolescence, elle ne s’est jamais lassée de la complexité de ce mouvement aussi populaire que controversé, et en a fait son objet d’étude préféré. Références rapologiques côtoient argumentaires robustes et clins d’œil autobiographiques dans cet essai nourri par une connaissance pointilleuse de la sphère hip-hop. Et parce que le rap "mérite un traitement de qualité", Benjamine Weill s’est attachée à le prouver. Rencontre.

a qui profite le sale benjamine weill

Votre rédaction est extrêmement documentée en termes de références rapologiques, d’auteurs, d’émissions de radio, etc. Comment avez-vous procédé ?

J’ai un processus d’écriture assez particulier. Lorsque je commence à écrire, c’est que le projet est prêt dans ma tête. J’ai vite été impliquée dans ce sujet car le rap s’impose à moi en permanence, quel que soit le sujet que je traite. Toutes les recherches autour de ce projet d’écriture sont venues assez naturellement. J’ai aussi une très bonne mémoire auditive, donc c’est assez facile pour moi d’aller trouver une référence. En réalité, ce livre est davantage un résumé de sept ans de réflexions qui ont mûri. Je me souviens du 1er juin dernier, j’ai eu le déclic de me dire que finalement, le rap est un objet intersectionnel (concept visant à révéler la pluralité des discriminations de classe, de sexe et de race, ndlr) par excellence, et c’est comme ça qu’il faut l’aborder. Le plus gros du travail a finalement été de réduire, tout en essayant de justifier cette approche croisée. La rencontre avec mon éditrice, Laure-Hélène Accaoui, m’a aussi aidée à élaguer, à prendre les choses autrement. L’objectif de ce bouquin, c’était qu’il soit argumenté. C’était un travail fastidieux.

“Cette question de la légitimité, pour ma part, on l’a posée dès le départ.”

Vous racontez avoir grandi au côté du rap, et du hip-hop dans son ensemble. Comment avez-vous ressenti ce passage de la simple auditrice à un statut plus ésotérique ?

Honnêtement, des critiques, j’en prends depuis 2015, car c’est à ce moment-là que j’ai changé de statut. Lorsque je commence à écrire, c’est Le Huffington Post qui vient me chercher, donc j’écris pour des rédactions assez mainstream. Ensuite, il y a eu Les Punchlifes avec Alohanews et les millions de vues, Médiapart, HIYA!, etc. Clairement, j’étais dans le paysage, et cette question de la légitimité, pour ma part, on l’a posée dès le départ.

Vous écrivez "le rap mérite un traitement de qualité". Est-ce le cas aujourd’hui ?

Non. Mais pourquoi le rap est-il mal traité ? Je pense qu’il est traité par des personnes qui ne veulent pas en faire quelque chose de qualité. Pour moi, bien traiter le rap, c’est au contraire être hyper rigoureux. Or, lorsque l’on regarde les médias rap, c’est tout le problème. C’est exactement pour cette raison que je déplore le manque de journalistes dans ces rédactions. Et je comprends que les écoles de journalisme soient très difficiles d’accès, mais il suffirait d’être formé correctement au sein même des rédactions. Et malheureusement, je suis déçue de voir autant de gens qui crachent sur le journalisme et les médias, qui montent leur propre structure, mais qui en même temps, sous couvert d’une popularité sur les réseaux sociaux, pensent qu’il s’agit de journalisme. C’est cette idée de faire du "média rap" tout en sortant d’écoles de commerce que je regrette.

“L’enjeu du hip-hop, c’était finalement d’être hors norme. Aujourd’hui, le rap est très normé.”

Vous parlez même d’une certaine ubérisation du journalisme.

Oui, complètement. Et ça, pour le coup, je ne suis pas la première à le dire ! Mais ça vient surtout de la difficulté à accepter qu’on puisse faire des choses de qualité.

Dans votre livre, vous définissez le rap comme s’étant réapproprié le stigmate lui étant associé, ce qui en fait une contre-culture. Comment définissez-vous la culture ?

J’ai pas mal écrit pour HIYA!, un média fondé par Abdallah Slaiman, qui avait en effet l’envie de développer un média façonné autour de la culture du XXIème siècle, et surtout à propos de cette façon de se réapproprier quelque chose de son environnement. C’est ça finalement la culture hip-hop. Le but, c’est de se nourrir de ce qu’il y a autour de soi, sans forcément devoir passer par l’école classique. La base, en faisant du hip-hop, c’est justement de ne rien y connaître. La base de la culture, c’est l’émancipation, l’inclusivité, tous ces termes qui ne veulent plus dire grand-chose pour certains. L’émancipation, c’est la capacité à pouvoir se définir soi-même et sortir des contraintes qui nous ont été imposées, ne pas rester à sa place comme on le dit plus classiquement. Et l’inclusivité, c’est l’idée de pouvoir être comme on veut au sein d’un collectif qui accepte toutes les formes de différence, et qui ne crée donc aucune forme d’exclusion. Et qu’est-ce qui crée l’exclusion ? Le normatif. L’enjeu du hip-hop, c’était finalement d’être hors norme. Aujourd’hui, le rap est très normé.

Ce que vous dites fait penser à toute cette institutionnalisation assez récente du rap et du hip-hop dans son ensemble, notamment l’initiative autour de l’exposition Hip-Hop 360 à la Philharmonie de Paris, ou la Cérémonie des Flammes...

Je vais répondre sur les deux points. L’aspect musée, je m’en méfie un peu. Un musée est pour moi une culture morte, et, par opposition, le hip-hop est une culture encore vivante. La preuve : elle se fait encore aujourd’hui. On met dans un musée les cultures, ou les civilisations, pour ne pas les oublier. C’est à cela que sert un musée : à créer de la mémoire, pour mieux se souvenir de ce qui n’existe plus. C’est déjà quelque chose qui me dérange dans la muséologie. Par ailleurs, c’est toujours l’institution qui décide de ce qu’elle garde ou pas donc pour moi, c’est problématique que le hip-hop s’institutionnalise.

“ Je veux qu’un artiste rap soit nominé dans la catégorie 'meilleur artiste de l’année' sans que ce soit quelque chose de différent des autres, c'est tout.”

C’est le même problème potentiellement avec Les Flammes, et cette idée que le seul moyen d’exister, c’est que le hip-hop devienne lui-même une institution suffisamment forte pour qu’on ne puisse plus s’en passer. La différence est fine, mais elle est là. Du côté des Flammes, on pourrait parler d’une forme d’institutionnalisation, dans le sens où le rap ne compte pas sur l’extérieur pour s’institutionnaliser lui-même. Le côté hip-hop, je l’ai moins vu en revanche. Il faut quand même faire attention à une chose : oui, on devient une institution, mais l’idée n’est pas du tout de jouer avec leurs codes. A terme, l’idée n’est pas d’organiser Les Flammes à côté des autres compétitions. Ce sont Les Victoires de la musique qui doivent changer. Je veux qu’un artiste rap soit nominé dans la catégorie "meilleur artiste de l’année" sans que ce soit quelque chose de différent des autres, c’est tout. Tant qu’on n’en est pas là, on n’a pas gagné.

Pensez-vous que ces entités soient elles-mêmes victimes d’un système qu’elles véhiculent et auquel elles tendent aussi finalement ?

Pour l’instant, ces entités tendent surtout à se faire accepter. Et quand tu tends à te faire accepter, tu courbes l’échine. Idéalement, il faudrait plutôt s’imposer. Et c’est d’ailleurs l’essence même la démarche hip-hop. Cette mentalité, c’est "ok, tu ne veux pas de moi ici ? Je vais passer par la fenêtre". Il faut que les cérémonies ne puissent plus s’en passer.

Pensez-vous qu’ils s’agisse d’une différence de traitement spécifiquement française ?

Le problème de la médiatisation ou de l’industrialisation du hip-hop est partout. La spécificité en France, c’est un académisme très présent dans le rapport à la culture. On est hyper pro-culturel, on reste l’un des pays dans lequel la culture a le plus de place et on est connus pour ça. D’un autre côté, il y a ce que j’appelle un racisme lattant qui ne s’assume pas : le fait qu’on ne reconnaisse pas à l’esthétique hip-hop dans son ensemble, et au rap en particulier, quelque chose qui devienne valable au niveau des arts en tant que tel. Je pense que c’est un fond raciste qui empêche de le traiter comme un art: il n’y a aucune raison objective pour que ça ne le soit pas. La seule raison serait que ça bouscule les codes de l’art, parce qu’il ne faut pas avoir suivi de cours de solfège pour faire du rap, donc ça vient bousculer l’institution culture. C’est pour ça que j’ai bien aimé Sadek, même s’il est ce qu’il est, lorsqu’il dit  "faire du rap, c’est devenu un sport de riche". Parce que normalement, c’est tout le contraire ! C’est la débrouille, le système D.

Vous détaillez le "mythe Skyrock", la façon dont Laurent Bouneau a d’une façon redistribué les cartes de cette industrie. Selon vous, le rap est-il forcé de devoir compter sur des entités clivantes pour figurer parmi certaines sphères ?

Aujourd’hui, on peut véritablement se faire un nom dans le rap sans passer ni par Booska-P, ni par Planète Rap. C’est après qu’ils viendront te chercher. Des démonstrations que c’est possible, il y en a plein, et depuis longtemps. Prenons un groupe comme La Rumeur, c’est un groupe qui a énormément de succès d’estime chez toutes les personnes qui aiment le rap depuis longtemps. Casey, pareil, c’est une référence pour tout le monde : elle n’est jamais passée sur Skyrock ou sur Booska-P. Alors oui, elle n’a pas une carrière à la Booba, qui n’est d’ailleurs pas non plus passé par Skyrock ou Booska-P, mais elle est ce qu’elle est. Pour tous les jeunes qui ont été bercés à PlanèteRap, pour eux, oui, c’est une référence, et c’est normal. Et il y a aussi du vrai là-dedans, parce que, de fait, des Sexion d’Assaut ont aussi percé avec Skyrock. On ne peut pas dire que ce soit faux, mais ce n’est pas complètement vrai.

Vous citez le syndrome de la Schtroumpfette pour évoquer les femmes dans la sphère rap, comment le définissez-vous ?

C’est un concept développé par Katha Pollitt (critique américaine, ndlr),évidemment en référence aux Schtroumpfs.On est vraiment dans la manière dont la Schtroumpfette a été construite, contre une première Schtroumpfette envoyée par Gargamel pour semer la discorde. C’est là toute la caricature de la féminité. En réponse, les Schtroumpfs vont construire leur propre Schtroumpfette pour éviter que Gargamel en envoie une autre. C’est vraiment la figure de ce que l’on appelle aussi la « femme prétexte », la seule femme assise à la table des hommes pour donner l’illusion d’une ouverture et de l’acceptation, quand en réalité, elle est là pour empêcher toutes les autres d’arriver. C’est un procédé classique, qui ne se cantonne pas qu’au milieu du rap. Mais dans le rap, c’est plus visible car qu’il y a moins d’enrobage. Le rap c’est brut, donc forcément, c’est clair.

 Vous citez notamment Diam's...

Oui, c’est notre petite Schtroumpfette à nous malheureusement. Mais la Schtroumpfette, en soi, elle n’est responsable de rien, elle joue simplement sa partie. Et cette figure cache la fameuse rivalité féminine, car tout le monde veut l’être. Et puis "rapper comme" quelqu’un, ce n’est pas l’esprit à la base !

“Pourquoi a-t-on fait du rap ce genre hyper sexiste? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il fallait que je tire ce fil, et la seule manière de le faire, c’était d’aborder le rap en tant qu’objet intersectionnel.”

Et d’un autre côté, le rap n’est pas plus sexiste que certains autres genres musicaux... 

C’est clairement une construction. Par définition, une construction n’est pas quelque chose qui était là à la base, et c’est ce que j’ai décidé d’interroger d’un point de vue philosophique. Pourquoi a-t-on fait du rap ce genre hyper sexiste? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il fallait que je tire ce fil, et la seule manière de le faire, c’était d’aborder le rap en tant qu’objet intersectionnel. 

Comment expliquez-vous que cette vision persiste au sein du rap, là où d’autres genres musicaux en sont épargnés ?

A mon sens, c’est ici que le gros biais raciste existe. Il est dans ce focus que l’on fait sur le rap, avec cette espèce de tropisme : cette façon de sur-réagir systématiquement quand c’est du rap, parce que ça reste "étranger". On est dans cette représentation et caricature du rappeur qui s’est construite au fil des années. On est passé d’un rappeur qui fait peur, à un rappeur voyou, à un rappeur viriliste, et dans une France où le virilisme prend de plus en plus d’ampleur. Donc tout ça n’est pas anodin non plus. Ce que j’essaye de montrer, c’est que le racisme, ce n’est pas uniquement le discours de l’extrême-droite, ce serait trop facile sinon. Lorsque l’on aborde le rap uniquement du côté du sexisme, il y a de fortes chances de tomber dans de vrais biais racistes. Mais en l’abordant uniquement en défense anti-raciste - qui, en fait, a des relances de racisme bienveillant -, c’est plus facile de tomber dans des excès sexistes, qui finissent par desservir aussi la cause anti-raciste. C’est là où dans le rap, tout ça se noue. Auparavant, je disais plutôt que le rap était un simple reflet de la société, mais c’est plus que ça. Aujourd’hui, je pense qu’à travers le rap se nouent des choses particulières qui révèlent surtout le racisme, et par conséquent, le sexisme. On ne peut donc pas non plus traiter le rap comme les autres, parce qu’à travers le rock par exemple, la question raciste ne se pose pas, la preuve.

“Être un rappeur, c’est avoir une sensibilité artistique dans de nombreux domaines, pas uniquement sur un art potentiellement. Ce sont des artistes.”

Le rap s’est également transformé dans son esthétique visuelle au fil des années. Comment l’analysez-vous ?

Au démarrage, le clip n’était pas spécialement nécessaire, parce que faire un clip, c’était surtout passer en télé. L’industrie musicale fonctionnait de cette façon. Donc faire un clip, déjà, c’était percer, puisque tu avais déjà un peu de budget. Ensuite, à mon sens, il y a eu une sorte de récupération sur le XXIème siècle, et notamment toute la période 2015-2018 et l’arrivée de PNL.Il y a eu deux grandes périodes du clip, la période après « Pour Ceux »de la Mafia K'1 Fry, ils avaient un parti-pris qui n’existait pas encore dans le rap de l’époque et qui ne s’était jamais fait en France. Et c’est justement ça le hip-hop, de ne pas rentrer dans les cases, et bizarrement, c’est ce qui fonctionne ! Dans « Pour Ceux », il y a de la couleur, de la joie, et au fur à mesure, c’est devenu du visuel où les gars ne rigolent plus.Les seuls qui vont réussir à produire du clip autrement, c’est quand même PNL.

Ils ont su retravailler l’image du clip, tout en lui redonnant à un certain moment un véritable élan. D’ailleurs, je me sentais un peu en décalage personnellement, parce que j’écoutais la musique, je ne la regardais pas. Et, dans le même temps, je voyais que toute la jeune génération la regardait, plus que ne l’écoutait. Donc, à ce moment-là, je m’y suis intéressée. PNL a participé à un changement d’image autour du rap, et a donc aussi ouvert le rap à d’autres personnes. Après, aujourd’hui, ce que j’observe et ce que j’entends, c’est qu’à nouveau, le clip se met un peu de côté, au profit de documentaires sur les rappeurs, sur l’industrie, par exemple. Donc l’audiovisuel reste quelque chose de très hip-hop, mais est aussi en train de se transformer, de se détacher progressivement de la musique. Il y a aussi tout ce rapport au cinéma qui a émergé, avec notamment "Mon pote" de Flynt et Orelsan. Je trouve que c’est un très bon condensé du rapport entre rap et cinéma. Il y a un vrai enjeu, parce que c’est raconter une histoire que tu défends. Et le rap a cette dimension de performance, y compris dans le coté comédien et mise en scène. C’est d’ailleurs pour cette raison que beaucoup de rappeurs se tentent au cinéma. Être un rappeur, c’est avoir une sensibilité artistique dans de nombreux domaines, pas uniquement sur un art potentiellement. Ce sont des artistes.

 Quels sont vos morceaux du moment ?

 [Elle met sa playlist en mode lecture.] En ce moment, ce que j’aime beaucoup, c’est Rounhaa, je trouve qu’il y a des choses vraiment bien. Et Jey Brownie [elle lance le morceau "GTB"].C’est un peu chanté, mais je ne suis pas une puriste du Boom bap. Celle-ci aussi je la trouve magnifique par exemple - elle lance Luther, "Baume". Il y a SKIA, pas mal de Hamza, du Aya Nakamura, etc. Je suis assez diversifiée, mais très très rap depuis mes 15 ans, et je n’ai pas vraiment écouté autre chose finalement. Ah si, j’ai écouté du reggae et du ragga, mais ça reste hip-hop. J’aime beaucoup Rema, Burna Boy, mais j’ai vraiment cet horizon musical street.

À qui profite le sale ? Sexisme, racisme et capitalisme dans le rap français de Benjamine Weill, aux éditions Payot, 320 p.

 

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