ARTS

Avec le 19M, Chanel continue de tisser sa toile à Dakar

Publié le

13 février 2023

Jusqu’au 31 mars prochain, Chanel célèbre avec la Galerie du 19M, l’artisanat sénégalais dans une exposition intitulée "Sur le fil", présentée au musée Théodore-Monod d’art africain, à Dakar. L’occasion pour cette maison française de lever enfin le voile sur la richesse des savoir-faire en Afrique de l’Ouest.

Musée Théodore-Monod à Dakar © Khalifa Hussein

6 décembre 2022. Chanel organise son premier défilé à Dakar, capitale du Sénégal et haut lieu des arts, de la culture, de la mode et de l’artisanat en Afrique de l’Ouest. La ville était en émulation à l’annonce de cet événement inédit qui se déroule dans l’ancien Palais de Justice, habitué à recevoir la Biennale de Dakar. Inauguré en 1958, l'édifice emblématique est ensuite abandonné en 1992 par crainte d’un effondrement. C’est dans la continuité de ce défilé que Chanel organise, jusqu’au 31 mars prochain, l'exposition Sur le fil au musée Théodore-Monod d’art africain, situé dans le quartier du Plateau à Dakar. Si le Sénégal n’a pas eu besoin de Chanel pour lui rappeler la richesse de ses savoir-faire, l’exposition constitue tout de même un bel aperçu de la scène artistique locale. Avant de la découvrir, il faut s’attarder quelque peu sur la création du 19M, il y a quasiment un an à Paris, sous l’impulsion de la maison de couture française. Situé entre le XIXe arrondissement et la ville d’Aubervilliers, cet espace accueille près de 600 artisans qui travaillent avec Chanel, Erès, l’Atelier Montex ou encore Lesage. Doté d’une galerie, le 19M accueille des visiteurs curieux de découvrir les secrets de fabrication du luxe. Le 19M doit son nom au XIXe arrondissement, mais aussi au jour de la naissance de Gabrielle Chanel - le 19 août 1883 - tandis que la lettre M renvoie aux métiers d’art, à la mode et à la main, en hommage au travail des artisans.

19M expo chanel dakar
Johanna Bramble et Fatim Soumaré © Badara Preira

Si la galerie du 19M a choisi le musée Théodore-Monod pour son exposition dakaroise, c'est aussi pour son lien avec l’Université Cheikh Anta Diop – la plus importante faculté sénégalaise, attirant de nombreux étudiants et chercheurs issus de toute l’Afrique de l’Ouest. Parmi les milliers d'objets que possède la collection du musée, se distingue une large sélection de textiles africains, constituée depuis les années 1940. Ces tissus racontent le quotidien ouest-africain avec ses grands événements, ses cérémonies religieuses et ses rites. L’exposition a lieu dans le second bâtiment de l’institution, rénové pour l’occasion, et qui accueille habituellement des expositions d’art contemporain. Plusieurs personnalités importantes de la scène culturelle dakaroise ont répondu à l’appel de ce projet, dont El Hadji Malick Ndiaye, directeur du musée et commissaire principal de la dernière Biennale de Dakar qui s’est tenue en mai 2022. Selly Raby Kane, Olivia Marsaud et Riad Fakhri font également partie de ce comité éditorial. Ensemble, ils ont conçu cette exposition qui associe avec ingéniosité l’artisanat et ses techniques traditionnelles à la création contemporaine. Bibi Seck, Audrey d’Erneville et Mamy Tall ont quant à eux accompagné les artistes afin de promouvoir avec ferveur toute la richesse créative du Sénégal.

Making of Cécile Ndiaye © Khalifa Hussein

Accueillis par les installations sculpturales de Selly Raby Kane dans le jardin, les visiteurs pénètrent ensuite dans un vaste espace meublé par le designer franco-sénégalais Bibi Seck, connu pour l’emploi de plastique recyclé constitué à partir de déchets récupérés au Sénégal. Dans l’entrée, la boutique de l’Artisane, label dakarois, propose des boubous revisités, de petits sacs en cuir et autres produits cosmétiques. Se déploie finalement au fond de cette première salle une magnifique broderie représentant l’Est parisien, hommage au lieu de naissance de la Galerie 19M. Chaque semaine, un atelier participatif de broderie et de perlage sur tissu permet à chacun de constituer une cartographie dakaroise où sont indiqués les principaux lieux culturels de la ville. D’autres projets de co-création ont été initiés entre Aubervilliers et les ateliers locaux sénégalais, notamment les Manufactures Sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, les brodeuses de Ngaye Méckhé ou encore le centre culturel de Kër Thiossane. Pour l’exposition, ce dernier a spécialement conçu, aux côtés d’Aska Yamashita, quatre assemblages de formes brodées en cuir, invitant le visiteur à traverser l’œuvre.

La carte du territoire du 19M © Badara Preira

Au centre de l’escalier qui mène à l’étage trône une installation de Cécile Ndiaye qui utilise elle aussi le cuir pour réaliser une pièce hybride aux accents futuristes. Les deux espaces d’exposition du rez-de-chaussée et de l’étage sont séparés par des tissus d’Aïssa Dione, designer et galeriste franco-sénégalaise. Grande figure de l’artisanat au Sénégal, elle a permis de relancer en partie la production textile dans le pays en créant une usine et un atelier de tissage. Elle a ainsi collaboré avec de nombreuses maisons de luxe à l’international pour faire connaître les savoir-faire du tissage sénégalais. On découvre à l’étage une vaste salle qui fait la part belle aux artistes modernes et contemporains sénégalais, exploitant le textile sous toutes ses coutures. Tout un mouvement des historiens de l’art et du marché tend à mettre à l’honneur les artistes sénégalais dits modernes, nés entre 1930 et 1950, dont les œuvres font l’objet d’une redécouverte par les musées occidentaux ces dernières années. Ici sont exposés cinq d’entre eux : Alioune Badiane, Viyé Diba, Kalidou Kassé, Souleymane Keïta et Abdoulaye Ndoye. Certains sont associés au mouvement artistique de l’Ecole de Dakar, né au moment de l’indépendance et soutenu par l’ancien président et poète Léopold Sédar Senghor. C’est dans son sillage que les Manufactures Sénégalaises des arts décoratifs de Thiès ont été imaginées en 1966, et qui fournissent aujourd’hui deux tapisseries commandées par le 19M. L’une représente la galerie située dans l'Est parisien, l’autre le musée Théodore-Monod de Dakar.

La tapisserie du 19M réalisée à la manufacture de Thiès © Khalifa Hussein

Les artistes sénégalais des générations suivantes emploient tout autant le textile dans leurs travaux, notamment le peintre et sculpteur Alioune Diouf, membre du collectif d’artistes Laboratoire Agit’art, ou encore Arébénor Bassène qui travaille avec des pigments naturels sur tissus. Au Sénégal, la frontière entre les arts plastiques et les différentes formes d’artisanats est historiquement plus perméable qu’en France. En témoigne l’œuvre collective de Johanna Bramble et Fatim Soumaré, Magnétude (2022), une installation composée de deux métiers à tisser qui donne lieu à une performance où est confectionnée une étoffe à partir des deux extrémités qui finissent parse rejoindre. Imaginées par deux artistes femmes, l’installation permet aussi d’évoquer la question du tissage comme pratique réservée aux hommes au Sénégal. A quelques pas de celle-ci se trouve une autre installation de la styliste Marie-Madeleine Diouf composée de morceaux de tissus et de photographies anciennes de famille. Intitulée Nas ak Naatal, cette œuvre se construit telle une autobiographie constituée d’une variété des tissus indigo du Sénégal et de la Guinée, qui racontent des histoires nationales au regard de l’histoire familiale et personnelle de l’artiste. Sur le fil donne aussi à voir les liens qui se tissent avec la spiritualité et les cultures anciennes. Le photographe Malick Welli propose une installation qui honore la nature et plus particulièrement le baobab, symbole sacré au Sénégal qui représente "nos racines et nos ancêtres", écrit l’artiste. Son compatriote styliste Cheikha Sigil a choisi le fil de broderie qu’il utilise habituellement pour la confection des boubous, imaginant ici des créatures surnaturelles qui rappellent les kankourang de la Casamance, ces personnages mythiques recouverts d’écorces d’arbres apparaissant durant les rites liés à la circoncision.

Making of broderie Julian Ngaye Mbékhé © Badara Preira

Aux côtés des artistes sénégalais, la française Pauline Guerrier expose des œuvres participatives, des sphères où se nouent et se croisent des fils colorés. Elles ont été réalisées avec l’aide du public et à partir de matériaux trouvés dans des marchés dakarois. Autre pièce notable et qui clôture en beauté cette exposition, l’immense toile brodée de perles, tubes et fils de métal pensée par Yassine Mekhnache intitulée Murdiya (2022). Déjà exposée à la galerie du 19M en France il y a quelques mois, elle a été réalisée par la manufacture Vastrakala pour Lesage Intérieurs, label résident du 19M. Il est prévu en mai 2023 que l’exposition voyage à la Galerie du 19M à Paris/Aubervilliers, ce qui permettra au public français de découvrir la richesse de l’artisanat sénégalais et donner un aperçu de la scène artistique contemporaine qui continue de s’affirmer sur un plan international.

Exposition "Sur le fil" au Musée Théodore-Monod d’art africain, Dakar, du 11 janvier au 31 mars 2023 puis Galerie du 19M de Chanel, 2 Pl Skanderbeg, 75019, Paris de mai à juillet 2023.

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