LES PLUMES

Assez d’élitisme littéraire !

Publié le

26 mai 2023

Ce n’est pas la barbe qui fait le philosophe, dit-on. Pourtant, il se trouve bien des lecteurs pour qui Kant, Sartre ou Nietzche sont le summum indétrônable de la culture, incités en cela par le monde éditorial d’une part et les institutions d’autre part, tandis que le reste ne vaut pas tripette.

Fragonard, The Reader / Wikimedia Commons

Je ne remets pas en cause leur goût pour ces augustes raisonneurs. Les plus "souples" délaissent l’élite des maîtres-penseurs, dont ils parlent souvent sans les avoir compris, pour encenser Musso, Levy ou Werber. Là encore, c’est tout à leur honneur. Malheureusement, ces adeptes de littérature blanche, une catégorie fourre-tout ayant tendance à tirer sur la fadeur par ses schémas convenus et ses poncifs, sont fréquemment de vilains racistes concernant les autres "couleurs" de texte. Toutes ces littératures dites "de genre", réunissant aussi bien la fiction à l’eau de rose que le roman noir.

Combien de ces gens bien-pensants plissent le nez avec mépris en passant devant un rayon des littératures de l’imaginaire, trop souvent classifiées en "jeunesse", quand ce terme désigne à la base les illustrés pour enfants non-lecteurs ? Comment peut-on prétendre que Le Seigneur des Anneaux, deux mille pages œuvre bénéficiant de plusieurs niveaux de compréhension, est réservé aux gamins ? Que le potentiel créatif de Tolkien, père d’un continent avec dix mille ans d’histoire et de multiples royaumes ayant tour à tour triomphé puis déchu, vaut moins que les arguties de Kafka ? Ils n’ont rien en commun et, incomparables, devraient donc coexister au même plan sans souffrir un jugement de valeur.

"Quand les gens désespèrent de leurs vies citadines dans la grisaille et le métro-boulot-dodo, ils s’évadent dans les contrées de l’imaginaire."

Une fracture qui s’aggrave

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, irréfragables : la littérature policière est plébiscitée par un large public en mal de sensations fortes, surtout le thriller qui distille l’angoisse jusqu’au cœur de la nuit. Dans une même recherche de ces sentiments que l’on ne vit plus, la romance connaît un essor fulgurant, surtout auprès des dames. Enfin, quand les gens désespèrent de leurs vies citadines dans la grisaille et le métro-boulot-dodo, ils s’évadent dans les contrées de l’imaginaire – à l’écran aussi, de Disney à Star Wars, des adaptations de Tolkien ou J.K. Rowling aux séries dérivées de Georges Martin ou Neil Gaiman. Pour les rêveurs, dans le passé avec la fantasy et le fantastique, deux catégories qui présentent des mondes en devenir transcendant les limites du possible, qui renouent avec notre enfant intérieur et son besoin de merveilleux. Les adeptes de faits sociaux, eux, iront chercher dans la science-fiction des républiques à échelle galactique ou des dystopies futuristes à renverser pour trouver le bonheur.

Walk of Ideas / Wikimedia Commons

Pourtant, on continue à hiérarchiser, plaçant la littérature de genre au bas de la pyramide du bon goût et les essais philosophiques en son sommet. Mais chaque écrivain, même de genre, propose sa vision du monde ! Et elle ne vaut pas moins que celle de Camus ou de Montaigne.

Le manque de reconnaissance

Mais qui est ce "on", coupable de favoriser le non genré ? En bonne partie l’Éducation Nationale, imbue des grands penseurs de la Renaissance. La bonne vieille oaristys du professeur de lettres avec le verbiage creux de Proust et les descriptions abstruses de Balzac ! Bien sûr, la France possède un merveilleux patrimoine que nous ne devons pas négliger. Mais il faut être réaliste : les lycéens n’ont pas l’expérience de vie nécessaire pour apprécier le sabir des philosophes. Le seul résultat est de les dégoûter de la lecture. Ainsi, on savonne la planche à de futurs adultes, qui n’auront pas envie de découvrir de nouvelles choses et de penser par eux-mêmes ; voilà la véritable prévarication de l’école, davantage que de ne pas faire découvrir notre héritage à des adolescents qui font la sourde oreille. Quitte à travailler du classique, autant prendre quelque chose de flamboyant tel Les trois mousquetaires et le sémillant D’Artagnan, ou disséquer la quête de vengeance chez Le comte de Monte-Cristo. Le style de Dumas, ou même l’écriture nerveuse (et valorisant souvent le terroir) de Maupassant, seront mieux acceptés que les indigestes pavés de Zola ou les mièvreries de La Princesse de Clèves. Et puis, le moderne ne démérite pas. Dès le collège, pourquoi ne pas tenter une analyse de texte sur Le Hobbit ou Harry Potter, que la plupart des élèves liront de leur propre initiative ?

"Jusqu’à quand continuerons-nous à faire l’autruche, à ne pas voir que les attentes de la société ont évolué ? A fustiger l’intrusion du numérique comme seule origine au fait que le public se détourne de la littérature ?"

L’autre fautif reste le système de l’édition et, indirectement, le réseau médiatique qu’il contactera pour bénéficier d’une couverture. Nous, la France, accusons entre trente et quarante ans de retard sur le marché anglo-saxon dans les catégories "romance" et "imaginaire". Trop peu de maisons d’édition sont dédiées à ces textes et, par souci de profit, elles réserveront 90% de leurs moyens à la traduction de succès anglophones. Surtout, aucune prise de risques, car le moindre germe de faillite attirera les tigres capitalistes qui vite découperont une entreprise prospère en petits morceaux. Par ailleurs, aucun "grand prix" ne récompense les romans genrés. Ils ne sont pas acceptés au Goncourt ou au Renaudot et n’ont aucune décoration propre à leur niche, comme le David Gemmel Award outre-Atlantique. Mépris impuni de la part des institutions. Enfin, je n’ai jamais aperçu un auteur de genre (même les plus connus) invité au JT de 20h pour présenter sa dernière réalisation.

Les trois mousquetaires (1921) / Wikimedia Commons

Jusqu’à quand continuerons-nous à faire l’autruche, à ne pas voir que les attentes de la société ont évolué ? A fustiger l’intrusion du numérique comme seule origine au fait que le public se détourne de la littérature ? Longtemps, sans doute : en France, nous sommes très forts à ce jeu.

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