CINÉMA

“Anatomie d'une chute”, dans la vallée infernale

Publié le

16 août 2023

Palme d’or à Cannes cette année, le dernier long-métrage de Justine Triet met en scène le procès retentissant d’une écrivaine qui se voit accusée de la mort soudaine de son mari. Au-delà du discours polémique et politique de sa réalisatrice, retour sur un film éprouvant et puissant.

Tragédie familiale en haute montagne

Dans les premières secondes du film, la caméra s’attarde à suivre la chute d’une simple balle en mousse dans un escalier. Snoop, le border collie de la famille, finit par l’insérer entre ses crocs, avant de le déposer aux pieds de sa maîtresse. Alerte, les yeux bleus grands ouverts, il observe celle dont nous nous apprêtons à cerner tous les faits et gestes pendant plus de 2h30. La version instrumentale de P.I.M.P (50 Cent) fait vibrer les lattes de bois du chalet où vivent Sandra (Sandra Hüller), son mari Samuel (Samuel Theis) et leur fils Daniel. Jolene de Dolly Parton, aurait apparemment été la préférence de Justine Triet, mais l’acquisition de droits en a voulu autrement. Reste que percussions transcendent les murs, dégoulinent des étages et coupent les questions qu’adressent une jeune étudiante à Sandra. La musique vient d’en haut, de l’atelier de Samuel. Jouée en boucle, ses airs tonitruants emprisonnent la discussion dans une impasse. Plutôt que de dire à son mari de faire taire le vacarme, Sandra renvoie l’étudiante et l’invite à poursuivre l’entretien à Grenoble.

Daniel (Milo Machado Graner), petit garçon de 11 ans, décide quant à lui de partir en balade avec Snoop. Il est malvoyant, et se guide à travers le chalet grâce aux repères de scotch que son père a pu essaimer dans les différentes pièces. Son retour de balade marque le début d’une grande tragédie familiale. Le petit, entrainé par son chien apeuré, découvre le corps de son père qui gît sur la neige en contrebas du chalet, inanimé. Notre première rencontre avec Samuel, père de famille et écrivain lui-aussi, se fait ainsi. Une auréole pourpre trace le contour d’un crâne ouvert, sur une neige souillée par le sang. Que s’est-il passé ? L’autopsie, non concluante, formule deux hypothèses quant aux causes de cette chute – le traumatisme crânien est-il dû à un choc accidentel ou bien à la manifestation d’un tiers ? Un procès retentissant, quasi-documentaire, viendra disséquer les scénarii de cette mort suspecte, afin de tenter d’en dégager la ou une vérité.

Anatomie d'une chute © Le Pacte

Le couple au scalpel

Le générique d’ouverture du film entraine le spectateur au cœur de souvenirs de famille, fait de clichés spontanés et de résolutions aléatoires. Se dégage de ces photos, des sourires innocents de jeunesse, l’ivresse heureuse de dîners amoureux, ou la naturelle surexposition de moments pris sur le vif. Ainsi débute l’immersion quasi voyeuriste dans l’intimité d’un couple d’intellectuels presque sauvages, reclus dans les Alpes après un accident qui couta la vue à leur fils Daniel. Contrastant avec la joie des moments passés, la fin du générique retrouve Sandra peu après ses premiers interrogatoires. “Je n’arrête pas de pleurer”, dit-elle à son ami avocat (Swann Arlaud), sans que nous ne puissions voir ses yeux s’emplir de larmes. Sa voix est faible, son corps courbé est emmitouflé de laines hivernales. Robuste, elle a les traits fermés, bien que ses paroles traduisent un hédonisme serein et assumé. Un verre d’alcool et une cigarette ne sont jamais bien loin, ses échanges avec l’étudiante étaient chaleureux, ceux avec son fils sont complices, doux. Son regard intense, sa blondeur nordique et sa voix grave renvoient au charme de Cate Banchett. Allemande, Sandra oscille entre le français et l’anglais tout au long du film, elle qui a “quitté son trou perdu pour retrouver celui de son mari”, en France.

I had to have this talk with you

My happiness depends on you

And whatever you decide to do

Jolene

(Jolene, Dolly Parton, 1973)

Les chagrins nocturnes de Daniel, dont les repères se brouillent brusquement, enflamment ce qui semblait jusqu’alors être un quotidien calme et équilibré. Sandra a-t-elle pu tuer son mari, le propulsant de la terrasse du chalet dans un élan de violence conjugale ? Les témoignages et souvenirs de Daniel sauront-ils faire pencher la balance de la justice ? La recherche de vérité propulse alors le spectateur dans l’imité d’un couple à bout de souffle, mais également sur le banc des jurés d’assises.

Un procès captivant

Anatomie d’une chute déroule un procès fictif et haletant qui a tout l’air d’un véritable fait divers. “I don’t want you to change your memories, It can never hurt me” (Je ne veux pas que tu changes tes souvenirs pour me protéger, il ne peut rien m’arriver) assure Sandra à son fils. Pourtant, la sympathie que l’on éprouve d’emblée pour le personnage de Sandra se dissipe au fil des inquisitions. La reconstitution du procès, où la défense apparaît souvent fragile et où les questions de l’avocat général sont aussi aiguisées que la rhétorique tranchante du juge, consacrent à cette fiction juridique un rare sentiment de vraisemblance. Inspiré par Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger (1959), ou Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergmann (1973), Anatomie d’une chute est un vrai film de procès, qui nous immerge dans une longue séance d’audience. Plongé dans les méandres d’une affaire criminelle et familiale, le spectateur vibre au rythme d'une mécanique de détails, de micro-précisions, de reconstitutions et d'interprétations des différentes parties. La mise en scène du film rappelle certains grands documentaires de crime stories pour lesquels beaucoup se sont étrangement passionnés, de l’affaire Grégory Villemin à celle de Jacqueline Sauvage, jusqu’à l’emballement médiatique des sorties d’accusés après audience.

James Stewart et Lee Remick dans Autopsie d'un meurtre via Wikimedia Commons

Entre deux personnes, l’enfance, c’est pire que trente ans de mariage.”

(Françoise Sagan dans la pièce La robe mauve de Valentine, 1963).

Cette troublante histoire de couple, dont les échanges et disputes survivent au présent à l’aide d’enregistrements vocaux passés, confère au procès une issue complexe et déroutante. Le tout est porté par la magnifique interprétation de Sandra Hüller, de l’avocat général Antoine Reinartz et du petit prodige Milo Machado Graner. Le jeune comédien offre à Anatomie d’une chute ses plus forts moments d’émotion après une montée en tension parfois un peu trop lente. Coupe au bol, sweat rouge à col roulé façon 1980s, discret et très observateur, Daniel ressemble étrangement au Danny de Stanley Kubrick. Comme dans Shining, isolé en haute-montagne avec ses parents, il est aux premières loges de la chute de son père (dans la folie pour l’un, dans le désespoir pour l’autre), et du délitement de l’amour que se portent ses deux parents. Avec, c’est une enfance et une innocence qui s’envolent, confrontées aux vérités impitoyables d’adultes dans un monde à la gravité soudainement plus lourde.

 

 

Anatomie d’une chute, en salles le 23 aout prochain.

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