CINÉMA
De la même façon dont on rentrerait avec précaution dans une eau fraîche, Charlotte Wells nous livre avec une douceur assumée son premier long-métrage. Sans précipitation, mais avec l’aplomb nécessaire à une première immersion aquatique, la plongée dans “Aftersun” est fluide et fascinante. Applaudi à Cannes en 2022, ce récit énigmatique d’un dernier été entre un père et sa fille, au début des années 1990, sort en salles aujourd'hui.
“Tu sais ce qu’il faut faire pour vivre au milieu des sirènes ?
Tu descends au fond de la mer très loin,
Si loin que le bleu n’existe plus,
Là où le ciel n’est plus qu’un souvenir.
Une fois que tu es là, dans le silence, tu y restes.”
Voilà une splendide tirade, prononcée par l'interprète du plongeur Jacques Mayol dans Le Grand Bleu (Luc Besson, 1988). Elle aurait pu être formulée par le protagoniste d'Aftersun : Calum, jeune homme devenu père peut-être trop tôt, et pourtant entièrement dévoué à Sophie, sa fille. Torturé, son charisme discret se garde de trop en dire sur ses épreuves du passé. Une séparation, peut-être une maladie, ou un mal-être plus profond qui le rongerait, et sur lesquels il ne s’épanchera jamais. À quelques lettres près, Calum - brillamment interprété par Paul Mescal - rappelle Connell Waldron, le rôle qui a révélé l’acteur irlandais après l’adaptation en série du best-seller Normal People de Sally Rooney. Sensibles et attentionnés, taiseux et mélancoliques, les deux personnages se rapprochent. Mais celui de Calum est encore plus énigmatique, et cristallise les interrogations de sa fille, jusque dans sa vie d’adulte.
Années 1990. Pas l'ombre d'un smartphone en vue, si ce n’est des cabines téléphoniques longeant une piscine d’hôtel. Pas un bruit de notification, si ce n’est le grésillement d’un poste de télévision, ou le sifflement d’une cassette qui rembobine. Sophie (Frankie Corio), 11 ans, intelligente et observatrice, passe des vacances en Turquie avec son père, au moment de l’année où seuls le chant des cigales semble s’accélérer. Complices, ils entretiennent une relation fraternelle et bourrée de tendresse. La débrouillardise intrépide de Sophie n’est pas sans rappeler celle de Moonee dans The Florida Project (Sean Baker, 2017), ou la lucidité précoce de Matilda (Danny DeVito, 1996). “Je trouve que c’est bien qu’on partage le même ciel. Parfois, pendant la récréation, je lève les yeux vers le ciel, et si je peux voir le soleil, je pense au fait que nous pouvons tous les deux voir le soleil”, chuchote-t-elle à son père dans un élan de poésie enfantine, pendant que celui-ci blanchit son dos de crème solaire. Il l'encourage à rêver, à voir plus grand, avant même qu'elle ne s'endorme, lui assurant qu’elle peut “vivre partout, et être qui elle veut”. Parce qu’elle a le temps, elle.
Le soir, après avoir raillé les autres vacanciers du haut de leur balcon d'hôtel all inclusive – ou s'être endormi devant une piètre interprétation d’Unchained Melody par un costume un peu trop pailletté - la fille et le père rembobinent leur caméra et vive à nouveau leur journée dans l’attente de la suivante. C’est le temps des confidences, le moment pour Sophie de confier à son père sa lassitude préadolescente. “J’ai l’impression que parfois mes os ne marchent pas, que j’ai la sensation de couler”. Dans la salle de bain, l'oreille attentive aux épanchements de sa fille, Calum crache sa colère sur le mur. Lui signale-t-elle, inconsciemment, les tourments qu'elle partage avec les démons qui rongent son père ?
Quelque chose ne tourne pas rond, clairement. Certains plans ambigus l'attestent. A mesure que l'on avance dans Aftersun, l'histoire s'assombrit. Des souvenirs moins heureux émergent d’une part d’ombre non-élucidée. Justement, alors que Sophie se calme et respire avec la fréquence des endormis, Calum, bras dans le plâtre et joint au bec, se balance de droite à gauche, dehors, tel un funambule défoncé, jetant quelques coups d’œils furtifs à sa progéniture assoupie. Tantôt père, tantôt grand-frère, c’est quelque part entre l’enfance et l’âge adulte qu'il semble s’être figé, quand le soir venu, il se perd en ruissellements de sanglots. Cela le rend d’autant plus fascinant et émouvant, notamment lorsqu’il se dit "surpris d’avoir atteint les 30 ans".
Aftersun est lent, contemplatif et frustrant, car avare d’explications. Pourtant, il a le charme indolent des premiers films de Sofia Coppola (Virgin Suicides, Somewhere) ou de Claire Denis, dont Charlotte Wells se réclame "fille spirituelle". La tension dramatique est évidente, dès les premières notes de la bande-son, aussi enveloppante que son issue n’est intrigante, ouverte à l’interprétation de chacun. De la même façon que Charlotte Wells s’est inspirée d’une vieille photo de vacances personnelle pour penser son film, Sophie creuse dans ses vieux films de vacances, de façon à y dénicher des fragments de vie, et à mieux comprendre la disparition inexpliquée de son père. L’exactitude parfaite, et l’ordre de ces souvenirs (si ce n’est qu’ils s’inscrivent dans cette parenthèse estivale) – importent peu. Ce fil de mémoire, reconstitué en un album photos désorganisé, mais toujours authentique, confère à Aftersun une grande puissance émotionnelle.
“There’s this feeling, once you leave where you’re from, like – where you grew up, that you don’t totally belong there again.”
La reconstitution de cet été turc, et donc (on le comprend très vite), des derniers moments d’un père avec sa fille, est un amas d’émotions vives, constitué de silences délicats ou d’échanges marqués au fer rouge. L’absence et la frustration continuera ainsi d’hanter Sophie tout au long du film, jusque dans ses mystérieuses visions d’une scène en boîte de nuit, où elle renouerait avec son père dans une éprouvante étreinte Under Pressure. Qui maintenant pour masser notre cœur d’après-soleil, quelque peu chamboulé par toute cette morosité béante ? Reste alors à souhaiter le meilleur au très prometteur Paul Mescal, nommé aux Oscars 2023, et à la talentueuse réalisatrice Charlotte Wells.
Aftersun, en salles.