INTERVIEW

Lee Shulman, The Anonymous Project : "Martin Parr est l’un des héros de ma vie !"

Publié le

1er mars 2023

Lancé en 2017, The Anonymous Project a conquis l’âme des passionnés de photographies vintage capturées, de par le monde, au Kodachrome. Des clichés touchants, drôles et emprunts de nostalgie minutieusement choisis par le réalisateur et fondateur du projet, Lee Shulman, immortalisent l’esthétique singulière d’une époque révolue et fantasmée. Aux côtés de Martin Parr et de Magnum Photos, il vient de présenter une exposition à Londres et prépare des évènements solo entre Paris et New York. Rencontre avec le détenteur d’une des collections privées de diapositives les plus importantes du monde qui vise à la partager au plus grand nombre avec la plateforme The Store.

Lee Shulman dans son Studio parisien ©Vincent Lappartient

C’est dans son Studio créatif situé dans le Xe arrondissement de Paris que le réalisateur et collectionneur Lee Shulman trie et sélectionne toutes les diapositives envoyées, en majorité, d’Europe et d’outre-Atlantique pour alimenter ses archives dévoilées via The Anonymous Project. En effet, rien n’est jeté ! Entouré de son équipe, il s’attèle à la réalisation de nouveaux projets d’envergure prévus à l’étranger et partage le quotidien de son activité passion devenue, aujourd’hui, un travail à temps plein.

Si vous deviez définir le concept de "The Anonymous Project" en quelques mots…

C’est une mémoire collective. En tant que réalisateur, j’ai toujours travaillé dans ce principe de mémoire, d’images un peu rêvées… The Anonymous Project, c’est une collection et un projet artistique via des archives de photos d’amateurs et de diapositives qui datent des années 1950-1960-1970 et qui viennent plutôt d’Angleterre, d’Europe et des États-Unis. La diapositive était un médium très rare à l’époque et très en avance pour son temps. C’était la HD avant la HD ! Kodak a formé cette histoire du film qui était une façon de faire des images en couleur de famille très qualitatives. C’était aussi une période où le cinéma rentrait un peu à la maison et il y avait des séances de diapositives. Les années 1950 n’étaient pas un monde en noir et blanc ! Je vois des images très colorées, les gens portaient même des vêtements très colorés. La vie était très colorée ! Ce qui est intéressant dans ces images, ce sont les codes vintage et les émotions. J’ai fait ce projet de façon totalement organique. En partageant ces images, j’ai eu des retours du New York Times, par exemple, qui se demandait qui avait pris ces photos que leur équipe adorait ! Les gens ont mis beaucoup de temps à comprendre qu’il y avait des photographes amateurs derrière ces photos. C’était sûrement frustrant pour ceux qui souhaitaient connaître les noms, les dates… Le nom "The Anonymous Project" coulait de source car le côté anonyme me plaisait. Aujourd’hui, nous vivons, plus que jamais dans un monde de célébrités, ce qui parasite un peu le message. Il y a un aspect historique et sociologique de ces images très important. Je veux partager l’émotion de la photo.

Lee Shulman dans son Studio parisien ©Vincent Lappartient

Vous savez le nombre d’images d’archives que vous avez reçu depuis sa création en 2017 ?

Ça fait deux ans que je dis 800 000 donc j’ai arrêté de compter ! Je pense que c’est un million. Je reçois des lots de milliers de diapositives chaque semaine… Toutes les images ne sont pas insérées dans la collection, environs 25 000 sont dans les archives, je les utilise comme un corpus pour le travail que je réalise. Mais je garde tout !

C’est la plus grande collection de photographies au monde…

De photos, non ! Mais de photos amateurs ou de diapositives, sûrement ! C’est peut-être la première du monde mais on ne sait jamais s’il y a quelqu’un, quelque part en train de collectionner aussi ! [Rires]

"Martin Parr est l’un des héros de ma vie !"

Les images sont surprenantes, drôles mais aussi touchantes… Qu’est-ce qui retient votre attention sur une photographie ?

Ça dépend du moment mais il y a un côté affectif, une émotion, un message, un regard… Je vois un moment de vie qui me raconte une histoire. C’est très instinctif. Ce sont de petits frissons, un bon petit médicament dans la vie. Après, il y a un second temps de réflexion, quand on scanne les images sur ordinateur, je les vois une deuxième fois et parfois c’est presque mieux ou bien décevant si la netteté n’est pas là ou s’il y a un petit défaut. Mais j’aime bien les petits défauts, l’imperfection c’est beau.

Lee Shulman dans son Studio parisien ©Vincent Lappartient

Il y a cette émotion liée à la nostalgie ou l’impression de partager des moments privilégiés de vie…

Ce qui m’interpelle le plus, ce sont les photographes. Dans ces images, le lien entre le sujet et le photographe est privilégié puisque ce ne sont pas des photographes professionnels. Ce sont des parents, un amant… Je ressens les émotions. Ce sont des images prises avec amour. Quand je montre ces photos, les gens sont étonnés. Ils n’ont pas l’habitude de voir ce genre d’images. Elles ne sont pas toujours cadrées. A l’époque, les gens envoyaient ces photos au laboratoire et attendaient 3 ou 4 semaines pour voir le résultat. Donc il y a une part de risques et des images uniques.

"Mon projet, c’est un mariage entre l’analogue et le numérique."

Avec la collecte de toutes ces images d’une époque révolue, vous avez l’impression d’être le gardien d’un patrimoine historique ou d’une mémoire collective universelle ?

Oui ! C’est beau de dire cela et c’est un privilège pour moi. Je suis honoré de garder cette mémoire collective qui est un peu l’histoire de nos vies. Je fais revivre une image et avec les retours que j’ai eu, on sent que ça touche les gens.

Lee Shulman dans son Studio parisien ©Vincent Lappartient

Il s’agit de photographies empreintes de nostalgie, aux tonalités vives et saturées issues du Kodachrome. Pourquoi cet intérêt pour ce type de film ?

Le Kodachrome est incroyable. C’est une technique inventée dans les années 1930-1940 et, je pense, qu’on ne s’est pas rendu compte des capacités de cet objet ! La qualité de ces images est incroyable. Ce procédé était assez économique à l’époque même s’il fallait avoir certains moyens pour développer les films, voire avoir un projecteur pour les diffuser… Ce qui est marrant, c’est que la qualité des images des années 1950 est meilleure que celles des années 1970. Les gens pensent que je suis un geek avec les vieux films alors que je préfère mille fois le numérique. Mon projet, c’est un mariage entre l’analogue et le numérique. Je suis plutôt un artiste contemporain qui travaille les images. Je prends des images analogues et le les scanne. Ce projet existe avec un timing technologique qui lui permet aussi d’exister. De même, avec ma façon de partager sur les réseaux sociaux. C’est une passerelle. Comme à mes débuts, je viens de cela. J’ai commencé ma carrière dans la pellicule et après je faisais les transitions au numérique. Même Martin Parr m’a dit : "Si j’avais eu le numérique à l’époque, ça m’aurait facilité la vie !". Il y a une accessibilité aujourd’hui qui est géniale. J’aime quand même beaucoup le côté vintage retro, autant que les vinyles d’ailleurs.

"Selon Martin Parr, tout le monde peut prendre des photos mais faire un choix, c’est cela qui fait un photographe."

Récemment, vous avez présenté une exposition à Londres, en partenariat avec Magnum Photos, sur votre livre Déjà View (2021), co-réalisé avec Martin Parr. Comment s’est faite cette collaboration avec l’artiste ?

C’est une rencontre assez marrante. En 2019, j’ai eu la chance de faire une très belle exposition lors des Rencontres de la photographie à Arles. J’ai construit une maison entière, c’était une grande installation très immersive. Martin Parr est l’un des héros de ma vie ! Il a bouleversé le monde de la photo. Il faisait tout ce qu’il ne faut pas faire. Il faisait de la couleur, il recadrait et coupait les gens, il faisait des focales sur les deuxièmes plans et cassait tous les codes. C’était très révolutionnaire. Au début, quand je regardais ses livres, je ne comprenais pas. C’est devenu quelque chose de très fort pour moi. Il est sorti de mon exposition est m’est rentré physiquement dedans. J’ai dit un truc con comme : "I love you !". [Rires] Certains aiment Brad Pitt ou Angelina Jolie et moi, un vieil homme anglais ! Il a rigolé, je me suis repris et j’ai dit : "No, I love your work !". Il m’a dit qu’il avait adoré l’exposition. Ensuite, il y a eu une période de confinement et Magnum Photos est venu me voir pour travailler ensemble car de plus en plus de gens parlaient du projet, mais je n’étais pas intéressé car c’est l’opposé de ce que je représente dans la photo. Ils m’ont proposé un projet avec Martin Parr et j’ai répondu : "Bien sûr, je l’adore et je pense que j’ai toutes ses photos !". Ils appellent Martin, je commence à assembler des images ensemble comme les bodybuilders et je lui envoie. Il me répond par un mail avec un mot : "Yes". En trois mois, le livre était monté. Gros succès du livre puisque nous l’avons imprimé trois fois mais c’était aussi une période de confinement et les gens voulaient revenir à l’essentiel avec cette notion de famille qui comptait. C’est un projet joyeux. Je voulais montrer que ce n’est pas parce que tu ne t’appelles pas Martin Parr que tu ne peux pas prendre de belles photos. Lui-même dit qu’il prend plein de photos et que de temps en temps, il y en a une qui est belle ; tout comme moi dans la sélection des diapositives. Et c’est quoi la différence ? Il a lui-même repris une phrase dans le livre : "Anyone can take it", soit "Tout le monde peut prendre une photo mais faire un choix, c’est cela qui fait un photographe". Je suis un peu d’accord. Je suis réalisateur donc je travaille dans le choix d’images. C’est intéressant de choisir une image et de la laisser vivre sa vie ensuite. On a fait le livre puis l’exposition à Paris chez Magnum. C’était assez controversé car ils n’ont jamais laissé un artiste "Non homologué Magnum" chez eux. L’exposition à Londres était un gros succès, c’était extraordinaire. Beaucoup de gens viennent pour The Anonymous Project car une nouvelle génération ne connaît pas Martin Parr. C’est une belle rencontre. Il est vu comme quelqu’un de très cynique ou ironique vis-à-vis des gens, ce qui n’est pas vrai. Il met un point sur la vraie vie des gens. Il a beaucoup d’affection pour eux. Son rêve, c’est de faire une photo parfaite de famille. Il trouve que les images que j’ai sont les plus honnêtes en termes d’émotions et de rendu. Il est dans l’intimité des gens, c’est un challenge pour lui.

©Vincent Lappartient

Pour la première fois, vous transformez 6 diapositives en objets d’art signés, numérotés et édités en 100 exemplaires chacun avec le lancement de la boutique en ligne : The Store. Comment avez-vous sélectionné ces clichés ?

Avec ma collaboratrice Margaux, nous voulions faire une offre de tirages que l’on fait déjà mais l’idée de la sérigraphie, c’était cet effet d’image couleur et de peinture. Une sérigraphie, c’est une sorte de tableau unique, c’est plus poétique qu’un tirage lambda. Il y a ce grain et cette qualité. Les images ont des histoires ensemble. On en a une avec un enfant avec une glace : "Ice Cream Girl", ensuite, on a un couple qui s’embrasse : "The Red Kiss", et enfin les mamies qui s’amusent avec "Party Girls". Il y a, à chaque fois, une idée d’innocence. Il y a un côté lâcher-prise. L’autre trio d’images est plus poétique autour des pierres, de l’eau et du sable, c’est-à-dire les éléments.

Party Girls - The Store ©The Anonymous Project

Ces images sont destinées au public. C’est une façon de rendre l’art plus accessible à tous ?

Oui l’art n’a pas été très commode avec le public généralement. J’aime cette idée d’ouverture d’esprit et de montrer les images au plus grand nombre. Mon devoir, c’est que quelqu’un qui ne connait rien à la photographie sorte de mon exposition et s’y intéresse. L’éducation, c’est la base de tout.

"Je n’aime pas le confort, j’aime me challenger."

En ce moment, vous êtes présent à Séoul avec l’exposition "The Anonymous Project, the moments we paused" et au FIAF de New York, en juin prochain, sur l’invitation de Tatyana Franck. Vous pouvez nous parler de ces deux temps créatifs ?

Séoul, c’est magique. Pour faire court, j’ai eu un coup de téléphone de Séoul et nous avons monté une exposition dans un musée entier de 2000 mètres carrés. Une trentaine de personnes ont travaillé sur la scénographie et on a créé une exposition très immersive sur des thématiques des moments de la vie. Je suis venu pour l’ouverture et c’est la première fois que je viens dans une exposition que je n’ai pas monté moi-même. Je me suis mis dans un coin pour pleurer tellement c’était beau. A la fin, il y a même 1000 images qui pendent du plafond. C’était très émouvant. L’œuvre était magnifique. Toutes mes expositions sont toujours différentes. Je n’aime pas me répéter.

Pour New York, ce sera exposé au French Institute Alliance Française (FIAF), le plus beau bâtiment de Madison Avenue, qui renferme 9 étages et qui est tenu par Tatyana Franck. C’est un lieu de vie parce qu’il y a une cinémathèque, une librairie, une école de français à l’intérieur et nous allons habiter tous les espaces. Nous allons créer une forêt d’images, un labyrinthe avec des diapos…

Pour le MAD, nous allons faire une soirée de projection diapo/cocktail inspirée des années 1950, disons, avec des nouveautés de la collection. Nous prévoyons aussi un autre projet pour la fashion week de juin avec eux…

The Red Kiss - The Store ©The Anonymous Project

Vous pensiez à un tel engouement quand vous avez lancé ce projet il y a six ans ?

Pas du tout ! C’est extraordinaire. Je n’y pense pas vraiment mais c’est génial que les gens aiment le projet. C’est une surprise et je suis très touché par la réaction des gens, des journalistes… Ils voient qu’il y a quelque chose de fort derrière. Le projet se répand et nous allons faire des choses assez folles dans le monde. J’adore cette idée de partage.

Si vous êtes tourné vers les images du XXème siècle, avez-vous tout de même de l’appétence pour les projets artistiques plus contemporains ?

Oui, j'ai fait des collaborations avec de jeunes artistes. J’ai travaillé avec des musiciens ou on me demande des autorisations pour des projets. Des jeunes collégiens écrivent des exposés sur moi et me ramènent le rendu ! C’est touchant. Je suis entre la photographie et l’art contemporain. Je ne suis peut-être pas le meilleur ami des institutions car les gens me demandent si je suis artiste, collectionneur, réalisateur… ! Je fais tout cela mais j’aime être là où on ne m’attend pas et entre les espaces. Je n’aime pas être dans le confort d’un projet, j’aime me challenger. Le message derrière le projet est important, nous faisons tous partie de cette grande famille mise en avant sur les images et il ne faut pas l’oublier. Plus je voyage, plus je le vois et les jeunes qui me donnent beaucoup d’espoir. Il faut se battre pour cela.

Quelles sont vos ambitions à long terme pour "The Anonymous Project" ? Une banque d’images vintage incontournables… ?

C’est déjà le cas, non ? [Rires] Ce serait trop prétentieux de dire cela ! Je n’attends rien depuis le début, mais nous l’avons monté comme une association, aujourd’hui c’est une entreprise artistique. C’est un travail à plein temps. Nous voulons que cela continue, que les gens continuent d'avoir autant d’intérêts. Nous devenons une belle communauté avec des partages de partout. C’est beau !

©Vincent Lappartient
The Store ©Vincent Lappartient

Les sérigraphies de The Anonymous Project sont à retrouver sur The Store.

"The Anonymous Project, the moments we paused" est au Ground Seesaw Seochon à Séoul jusqu'au 2 avril prochain.

The Anonymous Project investira Le French Institute Alliance Française (FIAF) à New York en juin prochain.

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